Assumer une rupture avec les dogmes libéraux
Le laboratoire d'idées Urgence Transformation Agricole et Alimentaire (UTAA) a publié le 22 juin 2020 la seconde partie des réflexions liées à la crise sanitaire et aux enseignements à en tirer au niveau de notre système alimentaire, sous le titre "Covid-19 : dès maintenant, préparer l'après-crise", par Barthélémy Chenaux, agronome, et Romain Dureau, agroéconomiste.
Rappel sur le site de UTAA :
- (1ère partie) Covid-19 : dans l’urgence, garantir l’approvisionnement alimentaire
- Romain Dureau (Marianne, 30 mars 2020) : « La crise du coronavirus est le grain de sable qui bloque l’agriculture mondialisée »
Cette seconde partie sera présentée en 4 articles successifs sous le titre global :
Covid-19 : analyser les fragilités de notre système alimentaire
Ici, le troisième : Assumer une rupture avec les dogmes libéraux
Comment en est-on arrivé là, alors qu’il y a 30 ans, par exemple, nous étions autosuffisants en fruits et légumes ? L’idéologie libérale, et notamment la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, est passée par là. D’après cette théorie, un pays aurait intérêt à se spécialiser dans les productions pour lesquels il a le plus d’avantages comparativement aux autres productions, et à importer ce qu’il ne produit pas.
La France a ainsi volontairement délaissé certaines productions (maraîchage) pour se concentrer sur d’autres (céréales, viande bovine, lait) afin de les exporter. Nous avons perdu notre capacité de production de fruits et légumes, et les importons désormais d’autres pays de l’Union Européenne (Espagne) ou non (Maghreb). Or, nos sols et nos paysans pourraient parfaitement produire ces fruits et légumes que nous consommons.
La seule raison qui rend les pays mentionnés plus « compétitifs » que la France est un travail moins bien rémunéré, des conditions sanitaires et environnementales de production peu enviables (usage massif de plastiques et de pesticides) et un coût de transport faible (prix du pétrole). Or, en production de fruits et légumes, le besoin en main d’œuvre est environ 10 fois supérieur à la moyenne du secteur agricole. La main d’œuvre constitue le premier poste de dépense des exploitations maraîchères. Par exemple, le travail en Espagne « coûte » 1,7 fois moins qu’en France. On comprend mieux la difficulté de ces exploitations à être compétitives, d’autant plus qu’elles ne touchent que peu d’aides européennes, car celles-ci sont réparties au prorata de la surface et ne tiennent aucun compte de l’emploi.
L’absurdité de ce système réside aussi dans la destruction des systèmes alimentaires locaux au profit de grandes filières mondialisées. Les produits agricoles sont transportés d’un bout à l’autre du continent et du monde, et font parfois de nombreux va-et-vient : un porc né ici, engraissé là, abattu ailleurs, transformé et conditionné autre-part, pour finalement revenir en France pour être commercialisé.
La France a perdu de vue l’essentiel, qui est de produire pour nourrir sa population, en rapprochant les lieux de production et de consommation. La spécialisation exacerbée des exploitations agricoles et des territoires au nom des avantages comparatifs, le manque de diversité agronomique et alimentaire, fragilise notre système agro-alimentaire. L’avenir sera fait d’une stratégie d’indépendance nationale vis-à-vis des importations pour les produits de base. Il est indispensable de relocaliser l’ensemble du secteur, de la production agricole à la transformation. La production agricole française stagne mais demeure largement suffisante pour nous nourrir et assurer notre souveraineté alimentaire.
Pourquoi les gouvernements successifs ont-ils cependant refusé d’agir réellement dans ce sens, préférant le marché unique européen et les accords de libre-échange ?
Ils n’ont de cesse, depuis des années, de nous vendre la France comme une « puissance agricole », exportatrice, parfaitement intégrée sur les marchés internationaux. L’agroalimentaire serait ainsi indispensable à l’équilibre de notre balance commerciale. Le solde agroalimentaire du pays est certes positif et se place en 3e position. Il est cependant aujourd’hui relativement faible (6,8 milliards d’euros en 2018) et a surtout été divisé par deux entre 2011 et 2017.
La France ne parvient en réalité pas à conserver ses parts de marchés tant la compétition mondiale s’exacerbe et les prix internationaux sont faibles et volatiles. Il est ridicule d’imposer à l’ensemble de notre production les prix des marchés internationaux qui ne concernent pourtant que 15% des échanges. A moins d’accepter de produire n’importe comment, dans n’importe quelles conditions sociales et environnementales, nous n’avons plus d’intérêt à participer à cette concurrence mortifère.
Cela est d’autant plus vrai que l’essentiel de notre excédent commercial agroalimentaire repose sur des produits sous signe de qualité, à forte valeur ajoutée, tels que les vins, le cognac, les fromages, et non sur des produits standards (poulets de batterie, porc industriel, céréales conventionnelles…).
La force de notre agriculture à l’export ne reposera jamais positivement sur une « compétitivité-prix » mais au contraire sur la différenciation, la qualité et la typicité de nos produits de terroir.
Cet article est le 3161 ème sur le blog MRC 53 - le 460ème, catégorie AGRICULTURE et PAC