L’école, lieu où s’expriment les enjeux de société
Les 11 et 12 novembre, sur ce blog, ont été publiées les deux premières parties de la réflexion de Christine Tasin* sur l’école. Elle y faisait des comparaisons entre les deux types d’enseignement, public et privé, d’une part (première partie) et la description de la façon dont se traduisent sur le terrain les politiques de l’éducation nationale d’autre part (deuxième partie).
Avec la troisième et dernière partie, parue ce jour sur le site http://www.ripostelaique.com, Christine s’attaque à la doctrine néolibérale qui vise à faire de l’école et des enseignants un moyen de préparer les futurs salariés aux besoins du monde économique et financier.
Voici ce texte de Christine Tasin
ECOLE PUBLIQUE, ECOLE LAIQUE (troisième partie)
Le nerf de la guerre, bien évidemment, est le libéralisme, il faut faire des coupes sombres dans le budget de l’Etat, que la masse soit moins instruite pour être plus docile, que l’école réponde aux besoins des entreprises.
Il y a là convergence entre l’OCDE et les lobbies des entreprises, comme en atteste ce passage "lumineux" d’un rapport de l’OCDE cité par C. Morrisson dans "Cahier de politique économique n°13" (1996), "Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse.
On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité.
Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population." On citera encore ces extraits d’une table ronde qui s’est tenue à Philadelphie en février 1996 : " L’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants. […] Dans certains pays, il semble que les enseignants encourent réellement le risque d’être des laissés-pour-compte dans le développement des technologies de l’information…
Les pouvoirs publics n’auront qu’à assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser." " Il est plus important d’apprendre à apprendre que de maîtriser des prétendus “ faits ”. Il faut encourager la possession d’un ordinateur". Tout est dit. L’école publique a vocation à servir de garderie aux laissés pour compte de la société, c’est-à-dire de l’économie …
On pourra également citer quelques extraits du rapport de l’ERT (Table Ronde Européenne, cartel fondé en 1983 qui regroupe 47 des plus importants industriels européens) " Education et compétences en Europe" publié en 1989 : " Le développement technique et industriel des entreprises européennes exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes", "l’éducation et la formation sont considérés comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise", "l’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés, les enseignants n’ont qu’une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit, ils ne comprennent pas les besoins de l’industrie. " ou bien, en 1995 : "La clé de la compétitivité de l’Europe réside dans la capacité de sa force de travail à relever sans cesse ses niveaux de connaissance et de compétence", "dès lors, la responsabilité de la formation doit en définitive être assumée par l’industrie", "l’éducation doit être conçue comme un service rendu au monde économique", "les gouvernements nationaux devraient envisager l’éducation comme un processus s’étendant du “ berceau au tombeau ”, "l’éducation vise à apprendre, non à recevoir un enseignement", "les systèmes d’éducation ne s’adaptent pas assez vite à la révolution technologique.
La réforme des systèmes d’éducation devrait bénéficier d’une priorité politique", "l’enseignement à distance élimine les inconvénients de l’absence au travail et des déplacements. Les méthodes et outils d’éducation devraient être modernisés, particulièrement pour encourager l’auto-apprentissage. Chaque élève devrait, à terme, disposer de son propre ordinateur. ” Où nous voyons pourquoi on insiste de plus en plus, depuis une quinzaine d’années, sur le lien école-entreprises et sur l’importance de l’informatique …
Tout cela, bien entendu, est orchestré par la Commission Européenne qui ne cache nullement son ambition dans ses rapports sur l’éducation : " La réalisation de ces objectifs exige des structures d’éducation qui devraient être conçues en fonction des besoins des clients. L’apprentissage à distance présente un attrait particulier car il peut être adapté de manière à n’interférer qu’un minimum avec les exigences du travail et, plus l’utilisation du matériel est répandue, plus l’opération devient rentable" in "Mémorandum sur l’apprentissage ouvert et à distance dans la Communauté européenne ”, 12 novembre 1991. On rappellera aussi les déclarations d’Edith Cresson en 1995, quand elle affirmait que le système des diplômes nationaux n’était pas viable au niveau européen et qu’il fallait "apprendre à apprendre toute sa vie"
Ainsi l’école est-elle, paradoxalement, le lieu où s’affrontent les enjeux de notre société. L’école ressemble à la société que nous vivons, et cela en explique bien des difficultés. Coincée entre les exigences de rentabilité de la société capitaliste, les pédagos fous et les ghettos des quartiers sensibles, elle n’offre plus que des réponses ponctuelles et tente de s’adapter à des individus ou à des groupes au lieu d’être un havre à part, un lieu dédié à la culture. C’est ce que montrait très bien le rapport de J.P. Odin de 2004 sur "les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires" : " Dans certains quartiers, qui sont loin répétons-le de se cantonner aux banlieues des grandes villes, se sont déjà édifiées des contre-sociétés closes dont les normes sont le plus souvent en fort décalage voire en rupture avec celles de la société moderne et démocratique qui les entoure. Il ne s’agit nullement pour ces populations d’un repli identitaire des plus anciens, mais bien d’une identité de substitution qui se diffuse d’abord parmi les jeunes de la seconde ou troisième génération.
Le terreau social sur lequel se développent ces évolutions est bien connu, c’est la ségrégation dont sont victimes ces populations devant l’accès à l’habitat, à l’emploi et aux loisirs, du fait de la xénophobie et du racisme, depuis leur arrivée sur le sol national. L’intériorisation de cette injustice porte toute une jeunesse vers le ressentiment, le repli et parfois la radicalisation.
Des organisations, le plus souvent structurées sur le plan international, prospèrent sur ce terreau et assurent à cette nouvelle identité « musulmane » une promotion efficace, dans une surenchère permanente qui donne aux plus radicaux souvent le plus de poids auprès des plus jeunes ou des plus fragiles (parmi ces derniers on peut placer un certain nombre de jeunes convertis.)
Le projet de ces groupes ouvertement ségrégationnistes et qui dénoncent l’intégration comme une apostasie ou une oppression, va encore plus loin. Il est aussi de rassembler ces populations sur le plan politique en les dissociant de la nation française et en les agrégeant à une vaste « nation musulmane ». Nous avons dit combien ce projet nous semblait déjà bien diffusé et mis en oeuvre dans la jeunesse scolarisée, notamment auprès de ces collégiens et lycéens qui refusent, parfois massivement, de s’identifier comme « Français » et ont pris comme héros les partisans de la guerre à outrance contre le monde occidental".
Or, éduquer l’homme, c’est lui transmettre un héritage, des valeurs, des connaissances, une façon de penser, la capacité de penser, d’organiser un texte, une réflexion. Centrer l’enseignement sur les contenus, c’est donner comme enjeu à l’école la culture, et la pédagogie consiste à se demander comment les transmettre Inversement, donner la priorité à des objectifs, c’est donner la priorité au "comment" aux dépens du "quoi", et peu importe le contenu.
Dans ce cas, tout se vaut, pas d’échelle de valeurs, Hugo et G. des Cars c’est la même chose si l’élève a choisi d’étudier ce dernier pour comprendre les problèmes de narrateur ! Comme seront identiques une émission de télé-réalité, une publicité pour Renault et une adaptation de Maupassant à la télé ! Ainsi l’apprenant doit-il s’adapter à un moment donné de la société … marchande ! Ainsi se retrouvent, encore, sur l’école aussi, paradoxalement, les gauchistes/pédagos et les libéraux de droite …
Le but est le même : niveler le niveau, faire disparaître les élites, sous prétexte d’égalité pour les uns, sous prétexte d’adaptation au marché pour les autres … et tous de refuser les sorties précoces des élèves non motivés par les études, les premiers criant à l’injustice, les autres étant ravis de voir s’effondrer notre vieux système, dangereux, qui apprenait à penser. Pendant ce temps des élèves haïssent cette école qu’ils ne peuvent quitter et empêchent les autres d’apprendre … Il ne restera à ceux-ci qu’à aller à l’école privée, confessionnelle de préférence. Il paraît que la religion aide le politique à asseoir sa domination … La boucle est bouclée.
Deux poids, deux mesures et la négation de la devise républicaine "liberté, égalité, fraternité".
* Christine Tasin est professeur agrégé de lettres classiques dans un collège de Charente-Maritime. Voir aussi son blog : http://christinetasin.over-blog.fr