La crise du capitalisme lui offre une seconde chance
En 1989-90, après la chute du Mur de Berlin et du système soviétique (voir Allemagne de l'ouest et de l'est : Berlin, 20 ans après la chute du Mur - 9 novembre 2009), les dirigeants européens n’ont pas saisi l’opportunité de contribuer à reconstruire l’Europe centrale et orientale sur des bases respectant les singularités des différentes nations la composant.
Au contraire, ils ont laissé s’imposer un capitalisme sauvage, qui a fait beaucoup de dégâts sociaux collatéraux. Le mal est fait, mais est-il trop tard pour que l’Europe s’engage, dans son ensemble, sur la voie d’un développement économique concerté et solidaire ?
J’ai repéré deux textes qui abordent cette question, l’un signé Ignacio Ramonet (publié le 2 novembre dans Mémoire des luttes) et l’autre paru sur le site du quotidien Le Monde, le 9 novembre, sous la signature de Jacques Rupnik.
- Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, Ignacio Romanet décrit Une occasion perdue
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondrait, un cycle de l’histoire contemporaine s’achevait. Vingt ans après, alors que, à son tour, le capitalisme vacille sous les coups d’une crise systémique, quel bilan établir des deux décennies qui viennent de s’écouler ? Pourquoi d’autres murs, tout aussi révoltants, n’ont-ils pas été renversés ?
Symboliquement, la chute du mur de Berlin marque la fin de la guerre froide ainsi que l’achèvement - même si l’Union soviétique ne sera dissoute qu’en décembre 1991 - du communisme autoritaire d’Etat en Europe [1]. Mais pas la fin de l’aspiration de milliards de pauvres à vivre dignement dans un monde plus juste et moins inégalitaire.
Le mur de Berlin s’est effondré en raison d’au moins trois faits majeurs survenus au cours de la décennie 1980 :
1) les grèves d’août 1980 en Pologne qui mettent en évidence une contradiction fondamentale : la classe ouvrière s’oppose au présumé "Etat ouvrier" et au soi-disant "Parti de la classe ouvrière". Elle leur refuse le droit de parler en son nom. La théorie officielle sur laquelle reposait le communisme d’Etat s’écroule ;
2) à Moscou, en mars 1985, Mikhaïl Gorbatchev est élu au poste de Secrétaire général du Parti communiste de l’URSS. Il lance la "perestroïka" et la "glasnost", et entame, avec des précautions de démineur, la réforme du communisme soviétique ;
3) au printemps 1989, à Pékin, à la veille d’une visite de Mikhaïl Gorbatchev, des manifestants réclament des réformes semblables à celles qui ont lieu en URSS. Le gouvernement chinois fait intervenir l’armée. Résultat : des centaines de morts et condamnation internationale du régime de Pékin.
Quand, l’automne 1989, des citoyens d’Allemagne de l’Est descendent dans la rue pour réclamer des réformes démocratiques, les autorités hésitent à faire tirer sur la foule. Moscou annonce que ses troupes stationnées en Europe de l’Est ne participeront à aucune répression. Les manifestations redoublent d’intensité. Le sort en est jeté. Le mur de Berlin s’effondre. En quelques mois, l’un après l’autre, les régimes communistes d’Europe sont balayés. Y compris en Yougoslavie et en Albanie. Gorbatchev lui-même sera emporté par l’ouragan. En Europe, la Seconde guerre mondiale se termine enfin.
Constat important : c’est par décomposition interne que le système s’est écroulé, et non pas à cause d’une offensive du capitalisme qui l’aurait terrassé. A l’époque, les Etats-Unis sont eux-mêmes en grave récession à la suite du "lundi noir" de Wall Street survenu deux ans auparavant (le Dow Jones avait chuté, le 19 octobre 1987, de 23% !). Mais l’interprétation qui sera donnée est que, dans l’affrontement qui oppose depuis le XIXe siècle communisme et capitalisme, ce dernier l’a emporté. Par KO. D’où une ivresse intellectuelle qui fera croire à certains en la "fin de l’histoire".
Erreur fatale. En perdant son meilleur ennemi - celui qui, au moyen d’un rapport de forces constant, le contraignait à s’autoréguler et à modérer ses pulsions -, le capitalisme va se laisser aller à ses pires pulsions.
Oubliant la promesse de faire bénéficier le monde des "dividendes de la paix", Washington impose alors partout, au pas de charge, ce qu’il croit être l’idée victorieuse : la globalisation économique. C’est-à-dire l’extension à l’ensemble de la planète des principes ultralibéraux : financiarisation de l’économie, mépris de l’environnement, privatisations, liquidation des services publics, précarisation de l’emploi, marginalisation des syndicats, mise en concurrence brutale des salariés du monde, délocalisations, etc. Bref, un retour au capitalisme sauvage. Le milliardaire américain Warren Buffet déclare : "Il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la lutte. Et nous gagnons [2]."
Au plan militaire, Washington étale son hyperpuissance : invasion du Panama, "guerre du Golfe", renforcement de l’OTAN, guerre du Kosovo, marginalisation de l’ONU... Après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush et ses "faucons" décident de punir et de conquérir l’Afghanistan et l’Irak. Ils réduisent l’aide aux pays pauvres du Sud et lancent une croisade contre le "terrorisme international" en usant de tous les moyens, y compris les moins nobles : surveillance généralisée, torture, "disparitions", prisons secrètes, bagnes sans loi comme Guantanamo... Ils croient en un monde unipolaire, conduit par une Amérique sûre d’elle même et dominatrice.
Le bilan va se révéler désastreux : aucune vraie victoire militaire, une immense défaite morale et un grand gâchage écologique. Sans que les principaux périls aient été écartés. La menace terroriste n’a pas disparu, la piraterie en mer s’aggrave, la Corée du Nord s’est dotée de l’arme nucléaire, l’Iran pourrait le faire... Le Proche Orient reste une poudrière.
Le monde devient multipolaire. Plusieurs grands pays - Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud - établissent des alliances en marge des puissances traditionnelles. En Amérique Latine, la Bolivie, l’Equateur et le Venezuela re-explorent les voies du socialisme. Le recours au G20 à l’occasion de la crise économique globale confirme que les principaux problèmes mondiaux ne peuvent plus être réglés par les seuls pays riches du Nord.
L’opportunité historique que constituait la chute du mur de Berlin a été gâchée. Le monde n’est pas meilleur aujourd’hui. La crise climatique fait peser un danger mortel sur l’humanité. Et la conjonction des quatre crises actuelles - alimentaire, énergétique, écologique et économique - fait peur. Les inégalités se sont aggravées. La muraille de l’argent est plus imposante que jamais : le revenu des 500 personnes les plus riches est supérieur à celui des 500 millions les plus pauvres... Le mur qui sépare le Nord et le Sud demeure intact : la malnutrition, la pauvreté, l’analphabétisme et la situation sanitaire se sont même détériorées, notamment en Afrique. Sans parler du mur technologique.
De nouveaux murs ont été édifiés : par Israël contre les Palestiniens ; par les Etats-Unis contre les migrants latino-américains ; par l’Europe contre les Africains... Quand se décidera-t-on à détruire enfin tous ces murs de la honte ?
Notes :
[1] En Asie, la Corée du Nord, la Chine, le Laos et le Vietnam ont conservé, avec de grandes différences entre eux, des régimes fondés sur le principe du Parti unique communiste qui détermine la politique du gouvernement. En Amérique latine, Cuba a maintenu, avec des singularités spécifiques, des structures politiques semblables. Cela signifie que plus de 1,5 milliard de personnes - soit le quart de l’humanité - restent gouvernées par un parti communiste.
[2] New York Times, 26 novembre 2006.
- Presque le même titre, mais le contenu du texte de Jacques Rupnik est différent. Trop long pour que je le reprenne ici, j’invite mes amis lecteurs à en prendre connaissance sur le site du Monde, en cliquant sur ce titre :
L'Europe de l'Est, vingt ans après, par Jacques Rupnik.
Deux extraits qui ont leur importance :
(…) Le débat sur la "variété des capitalismes" pourrait devenir, demain, un élément important de la recomposition du paysage politique (…).
(…) Une chose est certaine : s'ils découvrent la crise du modèle économique ou politique libéral épousé en 1989, ils (les nouvelles démocraties) partagent désormais aussi la quête d'un nouveau paradigme démocratique.
J’y reviendrai, car je crois que l’heure est venue de rapprocher l’est et l’ouest de l’Europe en réorientant celle-ci économiquement et démocratiquement.