L’anglais n’est pas la langue universelle, la traduction est nécessaire
Si nous voulons garder une capacité d’audience au niveau mondial, nous devons avoir une capacité d’attractivité, c’est-à-dire faire en sorte que les gens qui nous regardent aient envie de venir nous voir. Il ne sert à rien de nous proclamer « exceptionnels » si nous sommes les seuls à le penser et si, à l’extérieur, on nous juge plutôt grotesques. Si être « exceptionnels » c’est être isolés, cette « exception » n’a absolument aucun avenir.
La première mesure à prendre est donc de généraliser l’attractivité intellectuelle et culturelle de notre pays. Ceci passe par la généralisation de l’activité de notre enseignement, une amélioration conséquente de notre enseignement et une capacité à produire de l’enseignement dans la langue universelle mondiale qu’est devenue l’anglais. Quelqu’un a évoqué François Ier. Certes François Ier a imposé le français, Richelieu a fait l’Académie française mais on a continué à publier en latin. Aujourd’hui on publie en anglais. Si on veut se faire entendre, il faut être connecté avec le reste du monde (…).
Il n’est pas vrai qu’il faille écrire en anglais. Lorsque j’ai eu l’honneur de présider le CNL nous avons consacré plusieurs millions d’euros à la création (avec Cairn) d’un grand portail de sciences humaines et sociales, pour permettre à nos jeunes chercheurs d’être lus et évalués au niveau international. Toutes les publications scientifiques étant en anglais, ils étaient contraints d’écrire dans une sorte de pidgin pentecostal qui stérilisait leur pensée. En effet, nous parlons le monde avant de l’avoir pensé. Transférer sa pensée dans une autre langue, cela s’appelle la traduction. C’est pourquoi nous avions mis au point un grand plan pour traduire les sciences humaines et sociales françaises et d’expression française de manière à ce que nos chercheurs continuent à écrire en français des choses qui ne s’écrivent qu’en français – particulièrement en sciences humaines et sociales –, qui ne peuvent pas être conçues en anglais (c’est aussi cela la diversité culturelle). Leurs œuvres sont ensuite traduites dans le respect de leur pensée en raison de la domination de l’anglais. La domination n’entraîne pas que la soumission. Il faut être un peu plus astucieux … et l’astuce s’appelle la traduction. Or ce projet est aujourd’hui miné par Bruxelles et, pour une fois, pas par des mesures libérales : sous prétexte que les auteurs en sciences humaines et sociales ont été payés pour leurs recherches, Bruxelles considère que leurs articles doivent être gratuits. La seule expérience européenne pour contrer la domination de l’anglais va donc être annulée par une mesure technocratique totalement stupide. Et nous ne pourrons pas valoriser notre recherche en sciences humaines et sociales en raison d’une disposition vraisemblablement adoptée à l’unanimité de tous ceux qui parlent anglais.
Dans la salle, Madame Jennifer Low-Rouskov - professeur d’anglais pendant plus de 40 ans à Paris, elle a vécu toute sa jeunesse sous le régime de la ségrégation en Afrique du sud - a également réfuté les arguments de Monsieur Daniel, en ces termes (la salle a applaudi), tels qu’ils sont rapportés dans les Actes du colloque (Voir Débat final) :
Je m’insurge contre l’idée que l’attractivité de la France dépende de l’utilisation de l’anglais.
D’origine sud-africaine, de langue anglaise, élevée dans une ferme au milieu de la brousse sud- africaine parmi les zoulous, je suis venue en France grâce à la lecture de Victor Hugo et de Rimbaud.
Je partage l’idée que la langue universelle est la traduction.
Celui qu’on nomme “le diable” est peut-être victime de son école de commerce.
Je tenterai d’être claire et concise. C’est ce que la France m’a appris.
J’ai enseigné pendant plus de quarante ans à l’université à Paris, dans certaines grandes écoles de commerce et à l’E.N.A.
En Afrique du Sud, c’est quand les oppresseurs de langue afrikaans ont exigé des écoliers à Soweto d’apprendre les mathématiques en afrikaans qu’une révolte importante contre le régime de l’apartheid a commencé.
Je rends hommage à la France d’avoir traduit sitôt les romans d’André Brink. Ces romans ont eu une influence décisive dans la lutte contre le régime de l’apartheid.
L’Inde a subi deux cents ans de domination anglaise et c’est grâce à un groupe de poètes bengalis, prenant appui sur les textes du Veda en sanskrit, que le mouvement de libération de l’Inde a été déclenché.
Vive la France !
Depuis ce colloque, Madame Low-Rouskov m’a expliqué le fond de sa pensée. Ce débat sur la langue concerne la transmission des valeurs humaines. L’anglais, qui est une langue magnifique et riche (poésie, littérature) comme beaucoup d’autres, ne peut être la langue universelle. Il faut maintenir et développer la traduction, car on ne peut appréhender le monde et le réel qu’à travers sa propre langue. La réflexion passe par les mots et le raisonnement. Certains réduisent la langue anglaise à un outil de communication économique et commercial, dans un monde dominé par le libéralisme anglo-saxon et les valeurs marchandes. La réalité est plus complexe. Pour sa part, la France s’en tient à une politique humaniste de protection des cultures et des souverainetés politiques, ce qui passe par la sauvegarde des langues.
* Rappel : Projet de loi Fioraso : l'anglais devient langue de l'université française - 21 juin 2013
Projet de loi Fioraso (enseignement supérieur) : porte ouverte à l'anglais - 12 mai 2013
Cet article est le 21ème paru sur ce blog dans la catégorie Culture langue medias histoire