La solution : changer de politique, revenir à la régulation
Les producteurs de lait sont désespérés de voir la persistance de la crise laitière, mais ils peuvent s’attendre à ce que celle-ci continue tant que des outils de régulation ne seront pas remis en place au niveau européen.
Dans Le Monde Diplomatique (avril 2010), sous les signatures de Matthieu Cassez, agronome, et d’Aurélie Trouvé*, enseignante-chercheuse en économie agricole et alimentaire à l’Etablissement national d’enseignement supérieur agronomique de Dijon (Enesad), un article bien écrit permet de comprendre l’ampleur du problème et les conditions pour le résoudre.
Traire plus pour gagner moins
C’est une « grève du lait » exceptionnelle qui a touché la France, l’Allemagne et d’autres pays européens durant l’automne 2009. La suspension des livraisons a duré quatorze jours et a mobilisé entre 7 % des producteurs selon la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire hostile au mouvement, et plus de 50 % selon l’Association des producteurs de lait indépendants (APLI). Créée en 2009**, cette organisation, qui a lancé le mouvement, semble en passe de transformer le paysage de la profession en organisant de multiples actions : manifestations, épandages de lait dans les champs, distributions gratuites à la population...
A l’origine de la protestation se trouve la chute vertigineuse du prix du lait payé au producteur : 300 euros la tonne, en moyenne. Avec un prix de revient évalué, au mieux, autour des 260 euros la tonne, cela ne laisse pas grand-chose à la rémunération du travail et cantonne une majorité de paysans sous le seuil de pauvreté.
Les produits laitiers constituent un cas d’école du démantèlement de la politique agricole commune (PAC) voulue par l’Union européenne, sous l’influence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : épargnés jusqu’en 2003, les marchés concernés ont subi, en un temps réduit, une dérégulation brutale. D’un côté, l’Union limite fortement son rachat du beurre et de la poudre de lait à des prix minimaux garantis - ce qui permettait pourtant de constituer des stocks régulateurs et de stabiliser les marchés (directement versée aux éleveurs, une subvention est censée compenser en partie cette diminution). De l’autre, elle décide de supprimer d’ici à 2015 les quotas laitiers grâce auxquels, depuis 1984, les volumes de production et les exportations sont maîtrisés et les dépenses européennes considérablement diminuées.
Privés de mécanismes de régulation, les producteurs se retrouvent dans une situation de forte dépendance économique vis-à-vis de l’industrie laitière et de la grande distribution, qui font pression sur eux. Selon un rapport de la Cour des Comptes européenne, « de 2000 à la mi-2007, les prix nominaux à la consommation pour les produits laitiers ont augmenté de 17% alors que le prix nominal payé au producteur a diminué de 6% ».
Une main-d’oeuvre pressée comme un citron
Première productrice mondiale de lait, l’Union se prive des instruments qui la conduisaient à jouer de fait le rôle de « stockeur public » de la planète. Elle se trouve même démunie pour réguler ses prix et volumes face à l’évolution des marchés internationaux. En 2007, par exemple, lorsque les prix flambèrent – à la suite d’une augmentation continue de la demande des pays asiatiques et d’une chute de production de certaines nations exportatrices – l’Union s’est enorgueillie d’avoir épuisé des stocks qui auraient pourtant été nécessaires pour rétablir la situation ? En effet, les producteurs réagirent alors en augmentant leur production – ce que permet la disparition des quotas – engendrant une chute brutale des prix dans des marchés désormais dérégulés. Cercle vicieux : les limites de production étant supprimées, les excédents peuvent reprendre et se déversent de façon déloyale dans les pays du Sud, à coups de subventions aux exportations financées par les contribuables européens.
La Commission européenne prétendait organiser un « atterrissage en douceur » pour une adaptation aux « signaux du marché ». Il s’agit plutôt d’un atterrissage en douleur pour tous les acteurs confrontés à la réforme. Sous l’influence de pays aveuglés par l’idéologie néolibérale – Royaume-Uni, Suède et Danemark en tête – et empêtrée dans son impuissance politique, l’Union poursuit la libéralisation des marchés dans un secteur délicat où l’intervention publique est la règle. Aux Etats-Unis, des subventions directes, des protections aux frontières, des prix fixés et des contingentements régulent toujours fortement la production laitière.
La France avait décidé quant à elle de quotas non marchands, fixés par département et attachés à la terre, permettant de limiter la délocalisation de la production. Ces quotas devant être progressivement supprimés, les industries agroalimentaires pourront désormais abandonner des zones entières afin de diminuer leurs coûts de collecte et continuer de concentrer la production dans les régions du Grand Ouest, avec tous les risques environnementaux que cela comporte. La FNSEA abandonne la défense des quotas dans l’illusion que la suppression des contraintes améliorera la compétitivité.
La dérégulation du secteur laitier européen entérine ainsi le productivisme et la course à l’agrandissement. En France, le nombre d’exploitations laitières pourrait passer de 88 000 à 60 000 en 2015 et à 20 000 en 2030. La taille moyenne d’exploitation serait alors multipliée par plus de trois. Si rien n’est fait pour stopper la machine néolibérale, dans quelles conditions vont se constituer ces exploitations ? A grands coups de tracteurs, de bâtiments cathédrales et de robots de traite ? Par le recours – pour remplacer une main-d’œuvre familiale trop coûteuse – à des travailleurs déqualifiés et sous-payés ?
Au Royaume-Uni, en 1994, le gouvernement de Madame Margaret Thatcher a supprimé les Milk Marketing Boards, créés pour assurer aux producteurs un prix minimal négocié avec les transformateurs. Le rapport de forces a alors évolué au détriment des paysans. Si les quotas laitiers sont maintenus, ils sont devenus marchands et échangés sans contrôle entre producteurs, ce qui a conduit à une forte concentration de la production et à la fin du modèle familial. L’agrimanagement réduit le coût du travail grâce à une main-d’œuvre venue des pays de l’Est et travaillant souvent plus de cinquante heures par semaine dans des conditions éprouvantes.
Aux Etats-Unis, qui appliquent le même modèle, des Mexicains font les trois-huit dans les usines à lait californiennes. Le coût de production est encore plus faible en Argentine, où le soja génétiquement modifié fournit une alimentation animale bon marché, la main-d’œuvre locale étant pour sa part pressée comme un citron. Entre des régions françaises ou bavaroises – où prévaut la logique familiale – et le Royaume-Uni, le Danemark, les Etats-Unis, l’Argentine ou l’Océanie, les coûts du travail, du matériel et des bâtiments sont divisés par deux, parfois par sept. Précaires, les installations destinées à abriter les animaux ne respectent en rien les normes environnementales. Au Royaume-Uni, les jeunes n’arrivent plus à s’installer à cause des montants exorbitants des investissements dans la mécanisation et du prix de la terre ; la production diminue et ne parvient plus à subvenir aux besoins du pays.
Cette prétendue modernisation s’oppose au double défi de l’agriculture : assurer l’alimentation de neuf milliards d’individus à l’horizon 2050 tout en préservant les ressources naturelles. Ainsi, on observe que les plus grandes exploitations abandonnent le système fourrager à base d’herbe pour le maïs – voire le zéro pâturage. S’impose alors un modèle productiviste qui, avec l’augmentation du nombre d’animaux par hectare et la réduction des prairies extensives, se révèle bien plus consommateur en énergie et en intrants, eux-mêmes émetteurs de protoxyde d’azote, gaz à effet de serre très puissant. Il induit des importations accrues, depuis les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine, d’alimentation animale à base de soja génétiquement modifié, cause dans ces pays de déforestation, de pollution et d’expropriation des petits paysans.
En guise de solution, le ministère français de l’agriculture propose une contractualisation afin de garantir un rapport de forces équilibré entre producteurs et industriels. Si l’objectif paraît louable, la formulation reste vague, ouvrant la voie à presque n’importe quel système, d’une forte régulation publique au « tout privé ». Or une meilleure répartition des marges paraît nécessaire pour permettre aux producteurs de bénéficier d’un meilleur prix du lait. Dans un environnement économique stable, celui-ci faciliterait en outre la sortie du modèle productiviste.
Résistance des coopératives fromagères
Sans qu’il soit en tout point généralisable, l’exemple de la Franche-Comté se révèle instructif. Des producteurs de lait cru pour la fabrication du comté y côtoient des producteurs de lait standard. Les premiers, sociétaires d’environ 200 coopératives fromagères, s’organisent dans une interprofession qui regroupe ces coopératives, les affineurs et les industriels de la filière. C’est ici que, révisés chaque année pour mieux s’adapter à la consommation et éviter la surproduction, se décident les volumes à mettre en marché. Cette planification locale, contraire aux règles européennes de libre concurrence, reste jusqu’à présent tolérée sous le label appellation d’origine contrôlée (AOC).
Un cahier des charges offrant des garanties quant au respect de l’environnement encadre également la production : limitation de la fertilisation et de l’achat d’aliments extérieurs, interdiction d’utiliser du soja génétiquement modifié… Les producteurs de comté maîtrisent ainsi une grande partie de l’outil de transformation. Dans un rapport de forces plus équilibré avec l’industrie agroalimentaire, ils récupèrent 40% de marge du produit final, contre 20% en lait standard, et bénéficient d’un prix presque deux fois supérieur. Ils parviennent ainsi à dégager un meilleur revenu avec des structures plus petites, moins polluantes et qui créent davantage d’emplois.
Une meilleure organisation des éleveurs sur les bassins de production paraît nécessaire. Mais il faut aussi que les prix soient régulés et discutés, qu’ils soient stables, rémunérateurs pour les paysans et raisonnables pour les consommateurs. Pour maîtriser les volumes, un niveau de production souhaitable pourrait être réparti dans chaque territoire européen, en fonction des besoins alimentaires et des potentialités agronomiques de chaque région.
Ces mesures, qui renvoient souvent à ce que la PAC réalisait à l’origine (une stabilisation des prix et une protection des marchés pour assurer un revenu équitable aux agriculteurs et l’autosuffisance alimentaire de l’Europe), ne suffisent pas. En effet, un système garantissant des prix rémunérateurs pour les paysans n’implique pas nécessairement le progrès social et environnemental. Des normes appliquées de façon beaucoup plus stricte accompagneraient la substitution de la matière grise aux intrants. Des aides versées par actif agricole et non plus par hectare favoriseraient l’emploi plutôt que le capital et pourraient être réorientées afin de promouvoir l’autonomie des exploitations et les circuits courts. Seule une relocalisation des activités paraît à même de maintenir une agriculture diversifiée, minimiser les coûts de transport vers les bassins de consommation et restaurer des liens de confiance entre producteurs, consommateurs et territoires.
Cette politique agricole et alimentaire n’est cependant pas envisageable dans une Europe qui s’est donné comme premier objectif la compétitivité sur les marchés mondiaux. Elle suppose la remise en cause des accords de libre-échange et l’élaboration d’une régulation basée sur la solidarité et la souveraineté alimentaire. Seule cette approche est susceptible de fournir un environnement économique suffisamment stable pour maintenir des outils de production, assurer l’autonomie alimentaire des grandes régions et l’adoption de pratiques préservant les ressources naturelles tout en assurant une juste rémunération des agriculteurs.
Cet article est le 177ème paru sur ce blog dans la catégorie AGRICULTURE et PAC.