La région des Grands Lacs et la hantise du génocide
Comment qualifier les évènements du Congo ? Il ne s’agit pas d’une guerre, mais il y a des massacres de civils, des réfugiés par dizaines de milliers, des groupes armés plus ou moins autonomes et incontrôlables, mais avec des liens avec les puissances voisines.
Le Kivu est une région riche de la République démocratique du Congo (ex-Zaïre, Congo Kinshasa, ancienne colonie de la Belgique), qui a accueilli de tous temps les émigrés du Rwanda et du Burundi et, notamment, après le génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994.
Retour sur le génocide au Rwanda en 1994
Cette région des Grands Lacs est marquée par la hantise du génocide depuis un demi-siècle, ce que montre Jean-Pierre Chrétien, historien au CNRS, dans un article paru dans Libération le 17 octobre 2008, sous le titre Rwanda, les mots du génocide. La région des Grands Lacs est marquée par la hantise du génocide depuis un demi-siècle. D’autres régions d’Afrique ont connu des massacres abominables, mais ici nous assistons, de manière récurrente, à des projets d’éradication de tout un groupe en fonction de sa naissance, selon un critère dit «ethnique». Déjà en 1964, Bertrand Russell dénonçait les tueries de milliers de Tutsis au Rwanda, «le massacre le plus systématique depuis l’extermination des Juifs par les nazis». La contagion gagna le Burundi voisin, pourtant socialement différent, avec le génocide des élites hutues en mai-juin 1972 en «représailles» d’une vague de tueries anti-Tutsis dans le sud du pays. Enfin, entre avril et juillet 1994, le monde a découvert avec horreur l’entreprise d’extermination des Tutsis du Rwanda.
Cette logique infernale, longtemps méconnue au titre des «luttes interethniques» africaines, repose sur un racisme, qui a une histoire bien documentée et qu’on ne peut éluder d’un revers de manche (…). Or on assiste aujourd’hui, notamment en France, à une reprise simpliste des schémas qui ont précédé et accompagné le génocide.
Dans la guerre civile rwandaise, la part respective de l’adhésion populaire, des organes de l’Etat et des différentes forces politiques, peut susciter interrogations et débats. Mais, en tout état de cause, la réalité du génocide est irréductible et incontournable et il est inquiétant de lire aujourd’hui des argumentaires qui semblent faire écho à ceux de la propagande qui a conduit à cette horreur.
Dans cette ligne, les très nombreux travaux historiques et anthropologiques de chercheurs européens, africains ou américains sur le Rwanda sont traités comme négligeables, voire comme le produit «d’idiots utiles» qui auraient été achetés par le FPR, nouvelle version de «l’anti-France». Ces travaux scientifiques sont regroupés (sans être cités ni analysés) sous la rubrique fourre-tout d’une «histoire officielle» à laquelle il faudrait opposer une «relecture» de la tragédie de 1994.
Pour appuyer cette révision, des clichés raciaux sont empruntés complaisamment à la littérature des années 1930-1950, notamment celui de la fourberie congénitale des Tutsis, développée en particulier dans l’ouvrage de Pierre Péan de 2005*. Le mensonge fut en fait une des tares naguère imputées collectivement à tous les colonisés, en oubliant que la ruse était une stratégie de résistance. Au Rwanda s’est ajoutée la sophistication de la théorie hamitique qui faisait des Tutsis des quasi-Sémites, des Orientaux infiltrés en Afrique, issus de la dernière vague des peuples sortis de la tour de Babel ! Ces délires du début du XXe siècle ont imprégné deux générations de missionnaires et d’administrateurs, sans parler des essayistes de l’extrême droite belge des années 30 comme le poète Paul Dresse.
Ne peut-on débattre de la situation du Rwanda sans se laisser piéger par de telles dérives ?
J’ai participé le 2 octobre à un débat public tenu à Bujumbura sur la tragédie de 1972. La qualité des questions et des perspectives exprimées dans ce pays également meurtri m’a impressionné. On était là à mille lieues du bréviaire de la haine qui a causé le malheur de toute cette région d’Afrique. Quels calculs peuvent expliquer dans notre pays un tel recours à des arguments raciaux d’un autre âge ? Et surtout de quel droit des Européens, qui n’ont jamais eu à pleurer des amis disparus dans ces tueries, persistent à cautionner chez ces peuples une logique de haine dont on connaît l’issue !
Le conflit du Kivu est une conséquence du génocide de 1994
Un article de David Servenay, paru le 30 octobre 2008 sur le site de Rue89, permet de mieux comprendre les évènements dans cette partie du monde.
RD Congo : pourquoi le conflit du Kivu resurgit aujourd’hui
(…) Dès les années 60, le Kivu a constitué une base arrière pour tous les réfugiés -principalement rwandais- de la région, mais également un enjeu de pouvoir entre le Zaïre, le Rwanda et l'Ouganda, où ce « ventre mou » de l'Afrique centrale reste une zone impossible à contrôler entièrement. Car trop vaste.
Des protagonistes de la crise du génocide de 1994
Tous les protagonistes du conflit d'aujourd'hui sont des héritiers du génocide rwandais. Impossible de comprendre la logique des acteurs sans se référer à cette période.
1. Fin juin-début juillet 1994, après trois mois de massacres, les génocidaires balayés par l'offensive de l'Armée patriotique rwandaise (APR) de Paul Kagame traversent la frontière zaïroise, avec la complicité des soldats de l'opération Turquoise.
2. Dans les mois qui suivent, les Forces armées rwandaises (FAR) reconstituent leurs unités, en se mélangeant aux Interahamwe (les miliciens du génocide) puis elles récupèrent les armes lourdes normalement confisquées par les Forces armées zaïroises (FAZ). Commence alors une guerre de guérilla contre le nouveau régime de Kigali, qui dure deux ans (1995-97).
3. En octobre 1996, Kagame confie à son chef d'état-major, le général James Kabarebe, la tâche de liquider cette guérilla. Une traque sanglante commence, partant des camps de réfugiés qui abritent les Interahamwe, jusqu'à Kinshasa où les Rwandais portent au pouvoir Laurent-Désiré Kabila en mai 1997, provoquant la chute du maréchal Mobutu.
4. En 1998, la guerre reprend dans le Kivu, faisant des centaines de milliers de victimes dans les camps de réfugiés. Chaque camp -Kigali et Kinshasa- s'appuie sur des groupes armés plus proches d'une troupe de miliciens que d'une armée régulière, mais en général bien équipés.
5. Jusqu'en 2004, les alliés de Kigali contrôlent en grande partie les différentes filières de trafics de matières premières -notamment le coltan qui sert à fabriquer les puces de téléphone portable-, ce qui permet au Rwanda de financer sa reconstruction.
6. En 2004, le président Kagame négocie la rédition des deux principaux chefs militaires du maquis des ex-FAR -les généraux Paul Rwarakabije et Jérôme Ngendahimana- qui entraînent dans leur sillage des milliers de combattants. Problème : plusieurs milliers préfèrent rester dans le maquis. Ils ne l'ont toujours pas quitté (…).
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* Lire, à propos de Péan, l’article de Souâd Belhaddad, publié le 8 novembre par Rue89 :
Cet article est le 11ème paru sur ce blog dans la catégorie Afrique