La culture tibétaine se dilue dans l’argent chinois
Rien d’étonnant à ce que le Tibet résiste à l’assimilation chinoise. Pierre Haski se fait pédagogue pour nous permettre de comprendre. Voici des extraits de son article paru le 14 mars sur www.rue89.com.
« Le sang a coulé à Lhassa, la capitale du Tibet: dix morts officiellement, cent selon les Tibétains en exil. A quelques mois des Jeux olympiques de Pékin, le Tibet et, à travers lui, la question des droits de l'homme, se trouvent propulsés à la "une" des journaux du monde entier - sauf en Chine où c'est la réélection du président Hu Jintao qui fait les gros titres, les événements de Lhassa étant minimisés.
Que se passe-t-il au Tibet ? Pourquoi ce mouvement ? Quelles conséquences aura-t-il sur les JO ? Etat des lieux en quatre questions.
Un peu d'histoire
Le Tibet est-il "chinois"? Pour le gouvernement chinois, évidemment, l'affaire est entendue: le Tibet est rattaché à l'empire chinois depuis la dynastie des Yuan au XIII° siècle, et, physiquement depuis la "réunification pacifique" de 1950 à la République populaire décrétée par Mao Zedong l'année précédente. Il existe même, à Lhassa, un magnifique musée moderne dont le seul but est d'accréditer cette thèse.
Du point de vue tibétain, et tout simplement historique, l'affaire est plus complexe. Le Tibet a été lui-même un empire puissant au VII° siècle, qui a connu des relations fluctuantes avec son immense voisin chinois. Les deux empires ont même entretenu des relations diplomatiques, ce qui ne fait pas du Tibet un vassal. De plus, à certaines époques, Lhassa a pu avoir l'ascendant spirituel, et Pékin l'ascendant politique et militaire.
L'histoire moderne est tout aussi ambiguë. Au début du XX° siècle, le Tibet avait pris le large, et vivait reclus dans ses montagnes himalayennes, sous une implacable théocratie qui pratiquait le servage et l'obscurantisme. Mais ce Tibet avait beau être détaché de la Chine, il n'était pas reconnu par le reste du monde comme un Etat indépendant, ce qui explique qu'aujourd'hui, aucun pays ne soutienne le principe d'une indépendance tibétaine.
En 1950, l'armée de Mao monta à l'assaut du Tibet, mais aussi du Xinjiang, cette autre "marche" de l'empire, à l'ouest, dont l'histoire est aussi faite de liens historiques ambivalents. La "réunification pacifique" fut une conquête militaire particulièrement facile, opposant l'armée communiste d'un véritable Etat, à un royaume ermite dont la première action de défense fut de doubler le temps de prière dans les monastères (selon le formidable témoignage de Robert Ford, un opérateur radio travaillant pour le gouvernement de Lhassa, et qui fut capturé par l'armée chinoise).
Ce retour du Tibet à cette "mère patrie" inflexible, s'accompagna d'une promesse d'autonomie: aujourd'hui encore, la province s'appelle "région autonome du Tibet", ne recouvrant d'ailleurs qu'une partie du Tibet historique, à cheval sur le Sichuan, le Yunnan et le Qinghai actuels.
Le Traité de 1951 signé par le dalaï lama souligne en préambule que "le peuple tibétain a une longue histoire dans le cadre des frontières de la Chine"... Pour ajouter aussitôt que "le peuple tibétain doit s'unir et expulser du Tibet les forces impérialistes agressives. Le peuple tibétain rejoindra la grande famille de la patrie : la République populaire de Chine. (...) le peuple tibétain jouira de l'autonomie régionale sous la direction du gouvernement central du peuple. (...) Les autorités centrales ne modifieront pas le régime politique du Tibet. Elles ne changeront rien à la situation, aux fonctions et aux pouvoirs du dalaï lama".
En 1959, toutefois, le XIV° dalai lama, "réincarnation" d'une longue lignée de souverains tibétains, estima que Pékin ne respectait pas cette autonomie promise, et s'enfuit en Inde où il se trouve toujours 49 ans plus tard. Depuis, Pékin a pris le contrôle absolu du Tibet.
Libération, ou occupation?
Si on écoute Pékin, la Chine a libéré le Tibet du servage et de l'oppression théocratique, et a apporté la modernité. Pas entièrement faux, évidemment, vu le poids économique des monastères dans l'ancien régime, l'état de servage de la paysannerie, et l'absence d'institutions modernes. La Chine a beau jeu de montrer aujourd'hui des écoles, des réseaux de télécoms, et même une salle de bourse à Lhassa, symboles de la modernité chinoise d'aujourd'hui.
Les Tibétains ne nient pas cette évolution, et le dalaï lama, de son exil indien, ne réclame pas l'indépendance, soulignant que le Tibet misérable n'aurait guère les moyens de son développement sans le soutien de Pékin... Mais ce qui est en jeu aujourd'hui, c'est aussi la survie de la culture et de l'identité tibétaines dans un monde chinois qui agit comme un rouleau compresseur. A la fois par la contrainte, mais aussi par le pouvoir de l'argent, qui corrompt sur son passage des pans entiers de la société tibétaine, autrefois traditionaliste et puritaine, contaminée, à l'image du reste de la Chine, par le matérialisme le plus cru.
La culture tibétaine est aujourd'hui menacée de rester l'apanage de la religion et de traditions folklorisées à destination du tourisme, tant chinois qu'international. Car ce n'est pas le moindre paradoxe de cette situation que le Tibet est une destination prisée des touristes chinois en quête d'exotisme et, parfois, de spiritualité.
C'est aussi la destination des affairistes, dont l'arrivée au Tibet est désormais facilitée par la construction du premier chemin de fer entre le Qinghai et Lhassa, un tour de force dans cette région montagneuse et sismique, mais une nouvelle menace sur le fragile écosystème tibétain. Avec seulement 2,5 millions de Tibétains dans la région dite autonome, le risque de déséquilibre démographique est évident, avec cette seule réserve que les immigrants chinois Han détestent l'altitude et ne viennent pas au Tibet pour y faire leur vie...
Cette normalisation s'accompagne d'une prise de contrôle sans cesse plus étroite du clergé bouddhiste, dans la perspective de la disparition dans les prochaines années de l'actuel dalaï lama, qui est âgé de 72 ans et a eu quelques problèmes de santé. Pékin a montré sa volonté de contrôler la nomination des dignitaires bouddhistes (…).
Tout porte à croire qu'à la mort du dalaï lama, il agira de la sorte pour brouiller les pistes, et imposer un homme de son choix comme chef spirituel des Tibétains, et enterrer à jamais l'autonomie spirituelle et politique des Tibétains.
Qui manifeste à Lhassa?
La période a débuté avec des manifestations de Tibétains en exil, en Inde et au Népal, pour commémorer comme chaque année l'anniversaire de la fuite du dalaï lama. Puis, ce dernier a prononcé un grand discours, lundi dernier, jour anniversaire de sa fuite 49 ans plus tôt, dans lequel il a haussé le ton vis-à-vis de Pékin. Il a accusé la Chine de mener au Tibet une "répression continue", et de se livrer à "des violations énormes et inimaginables des droits de l'homme".
Tenzing Gyatso, 72 ans, XIV° dalaï-lama et Prix Nobel de la paix 1989, se sent sans doute en mesure de parler plus fort en raison de la conjoncture politique et diplomatique. Il y a quelques mois, il était reçu par George Bush à la Maison Blanche, et par Angela Merkel à Berlin, au grand dam de Pékin. C'était une grande première, car recevoir le dalaï lama, c'est agiter le chiffon rouge en face de Pékin. De surcroit, l'approche des JO de Pékin, en août, ouvre une fenêtre d'opportunité pour se faire entendre sur la scène internationale, et peser sur un débat qu'on sent monter sur les droits de l'homme en Chine et la grand' messe du Parti à l'occasion de cette manifestation sportive.
Evènement concerté ou pas, l'appel du dalaï lama a été suivi de manifestations de moines bouddhistes à Lhassa et dans plusieurs monastères tibétains, réprimées dans le sang par les forces de l'ordre chinoises. On parle de victimes et les témoignages (notamment sur la BBC) parlent d'au moins deux morts. Cela fait des années que des événements aussi graves ne se sont pas produits au Tibet.
Quelles conséquences?
Il est clair que ces événements vont peser sur le climat des Jeux olympiques. Le Tibet bénéficie d'une caisse de résonance puissante aux Etats-Unis, et en particulier à Hollywood (…).
Sur le plan diplomatique, tout dépendra de l'ampleur des événements du Tibet. Si Pékin parvient à remettre rapidement le couvercle, les grandes capitales protesteront tout en exprimant un lâche soupir de soulagement de ne pas avoir à agir. Si la situation s'aggrave et prend des proportions "birmanes", il sera difficile de rester les bras croisés. Tout en voyant très mal quoi faire face à un membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, puissance économique qui attire les convoitises, et au poids politique croissant sur la planète.
Dans cette belle mécanique planétaire qui avançait vers cette échéance des JO, le petit grain de sable tibétain s'est glissé dans les rouages ».
Pierre Haski a publié sur le site de Rue89 le 19 mars un nouvel article, intitulé « Pékin confronté à une triple crise au Tibet », qui commence ainsi : « Le soulèvement de Lhassa affecte le dossier des JO, la relation de la Chine avec le monde et aussi la politique intérieure chinoise ».
Lire la suite sur http://www.rue89.com/chinatown/pekin-confronte-a-une-triple-crise-au-tibet
Dans un autre article sur le Tibet, paru le 16 mars, le témoignage d’un touriste français est présenté. En voici quelques extraits (voir sur le blog d'Aurélien).
« Ma première impression en arrivant à Lhassa a été la surprise: c'est une ville très moderne et développée. Tout semble neuf, nouvellement construit. Et c'est le cas: la ville a été entièrement transformée depuis 10 ans. Il y règne une atmosphère de ville high-tech sortie de nulle part. Les Chinois construisent de belles routes, ils se vantent dans leur propagande de dépenser beaucoup d'argent pour les Tibétains.
"Mais ils ne disent pas qu'ils nous prennent aussi tout ce qu'on possède. Chaque année des milliers de touristes payent très cher les entrées de nos monastères, et tout cet argent vas aux chinois. Dans Lhassa, la plupart des boutiques sont tenues par des chinois, qui arbitrent donc le marché de l'emploi. En particulier, un critère important pour avoir un emploi est de parler chinois. Si on apprend le Chinois, on peut avoir un bon emploi et un bon salaire. Mais ils n'aiment pas qu'on parle anglais. C'est un problème pour ceux qui reviennent d'Inde et y ont appris l'anglais : il leur est difficile d'avoir un boulot. Du coup, beaucoup de Tibétains ont dû apprendre le Chinois. Mais on ne sait que le parler, pas le lire" (…).
« (Des jeunes filles) m'expliquent que les tibétains ont perdu tous leurs temples, et qu'en perdant leurs temples ils perdent leur histoire. “Notre culture est transmise oralement, et les seuls à archiver et conserver par écrit tout ce qui constitue le peuple tibétain sont les moines, dans les monastères. En détruisant les temples et en assassinant/emprisonnant les moines, les chinois nous détruisent. Ils ont détruit plus de 1000 monastères, et tout leur contenu a auparavant été pillé et se trouve maintenant hors du Tibet, en Chine“.
“Ils nous enseignent comment devenir riche, pour eux le business est ce qu'il y a de le plus important. Mais pour nous le plus important c'est la religion. Ce n'est pas dans notre mentalité d'être riche, parce que cela veut dire qu'on prend trop d'argent aux autres, et dans notre culture, les autres sont plus importants que soi même. Les Tibétains sont certes content d'avoir de meilleurs vêtements, mais la chose vraiment importante est la religion. On ne veut pas être riches, on veut être libres“ ».