La mondialisation, c’est la dissolution des souverainetés
La mise sous tutelle de la Grèce par les institutions internationales (FMI, UE) en raison de son endettement incite à la réflexion. Les « investisseurs » étrangers détiennent 70% de la dette de ce pays. De son côté, le Japon conserve entière sa souveraineté alors que la dette atteint 200% du PIB (contre 130% en Grèce en 2010). La différence, c’est que les « investisseurs » internationaux ne sont pas les souscripteurs de la dette publique japonaise.
Frédéric Lordon, économiste, auteur de « La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli » (Fayard, 2009) mène une réflexion très intéressante dans un article paru dans Le Monde Diplomatique en mai 2010.
Le même s’était distingué en publiant, le 8 mars 2010, sur le site de Marianne, cet article Frédéric Lordon : «il faut fermer la Bourse!»
Récemment, le 25 mai, sur le même site Marianne2, Laurent Pinsolle a présenté la réflexion de Frédéric Lordon (voir Une crise peut en cacher une autre !).
Voici des extraits de l’article du Monde Diplomatique.
Et si on commençait la démondialisation financière ?
Conformément à la logique éternelle des faux débats, le tumulte de commentaires suscités par la crise grecque prend bien soin de maintenir étanche la séparation entre questions à poser (inoffensives) et questions à ne pas poser (plus gênantes), et notamment celle des façons d’envisager le financement des déficits publics. Interrogation que les traités européens s’efforcent de déclarer forclose : ce financement se fera exclusivement sur les marchés de capitaux, sous la tutelle des investisseurs internationaux, et pas autrement.
La simple observation des dégâts qui naissent de l’exposition des finances publiques grecques aux marchés obligataires pourrait pourtant donner l’envie d’explorer des solutions moins désastreuses, comme, par exemple, le recours au financement monétaire des déficits.
Elle pourrait également inciter à méditer le cas singulier du Japon, un pays aussi superlativement endetté... qu’il est absent de la chronique des crises de dette souveraine. Car si l’on fait grand cas de la dette grecque, son encours (270 milliards d’euros, soit 113 % du produit intérieur brut [PIB] en 2009, 130 % prévus pour 2010) reste pourtant des plus modestes comparé à celui de la dette japonaise, dont le ratio atteindrait les 200 points de PIB en 2010 - record incontesté parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Comment comprendre que le détenteur de la plus importante dette publique au monde, affligé en outre de la solvabilité apparente la plus dégradée (si on lui donne pour mesure sommaire son ratio sur PIB), soit à ce point ignoré des investisseurs internationaux ?
La réponse, simplissime, est : parce que les investisseurs internationaux ne sont pas les souscripteurs de la dette publique japonaise. Laquelle est détenue à plus de 95 % par les épargnants nationaux.
A l’exact inverse des Etats-Unis, le Japon affiche un taux d’épargne des ménages rondelet, largement suffisant pour couvrir les besoins de financement de l’Etat et, au-delà, des entreprises.
Aussi les marchés ne sont-ils pas sollicités par la dette publique japonaise – qui s’arrange très bien sans eux – et, par conséquent, n’ont-ils pas la possibilité de soumettre la politique économique du Japon à leurs normes absurdes. Pour que les marchés fassent ingérence en cette matière, il faut qu’ils en aient l’instrument, à savoir les titres de la dette. Pas de détention, pas d’immixtion.
Pour qui voudrait bien la saisir, la crise grecque, éclairée à la lumière contrariante du cas japonais, offre donc l’occasion de revenir sur la logique même de la déréglementation financière internationale, qui doit moins aux prodiges de la théorie économique standard (…) qu’aux solides intérêts qui l’ont promue.
A partir du milieu des années 1980, en effet, les Etats-Unis se trouvent confrontés à la question suivante : comment financer des déficits (extérieur et budgétaire) quand on n’a plus d’épargne nationale ? Tout simplement en faisant venir l’épargne des pays qui en ont. Soit, à l’époque (comme d’ailleurs aujourd’hui) le Japon et l’Allemagne, et désormais la Chine.
La déréglementation financière est donc la réponse stratégique qui consiste à installer les structures de la circulation internationale des capitaux pour dispenser l’économie américaine d’avoir à boucler le circuit épargne-investissement sur son espace national (…).
Mais la démondialisation du financement des déficits aurait surtout un immense mérite (…) politique et démocratique. Renationaliser la question du financement équivaut à en expulser le tiers des investisseurs internationaux et à la réintégrer entièrement dans le contrat social national, en restituant au corps politique la faculté d’arbitrer les conflits qu’induit nécessairement cette question (…).
Parmi tous ces effets contradictoires, c’est le corps politique, en ses diverses fractions, qui doit trancher, et lui seul. Et certainement pas les investisseurs internationaux qui, conduits par leurs seuls intérêts de créanciers et parfaitement étrangers à la communauté politique, n‘en sont pas moins en position de lui imposer certaines des décisions les plus lourdes de sa vie collective.
Comme il est devenu maintenant apparent, la doctrine libérale n’a rien eu de plus pressé que de déclarer l’espace national dépassé et de promouvoir les transformations structurelles (déréglementations en tout genre) susceptibles d’inscrire cette affirmation dans la réalité. L’histoire des 19 et 20ème siècles a donné suffisamment de raisons de se méfier de l’hypertrophie du principe national qui a pour nom « nationalisme ». Elle n’a cependant produit aucune conception opératoire alternative de la souveraineté politique. C’est pourquoi, détruisant l’idée de nation, le libéralisme détruit du même coup celle de souveraineté, en prenant bien soin, signe de sa parfaite hypocrisie, d’éviter toute reconstruction de souveraineté à des échelles territoriales élargies (…).
A moyen terme en tout cas, il est possible de préférer le passéisme de la délibération politique, dans laquelle les arbitrages de l’endettement public seraient complètement réintégrés, à un monde mondialisé ébouriffant de modernité, dans lequel ce sont les marchés de capitaux qui fixent le tribut prélevé sur la richesse nationale par des créanciers des quatre coins du monde.
Et il est possible de trouver quelque valeur à cette conclusion somme toute assez simple : si la mondialisation n’est en définitive pas autre chose que la dissolution des souverainetés par la marchéisation de tout, alors démondialiser c’est repolitiser.
Pour information, voir cet article (Le Monde, 21 mai) : Qui sont les "marchés" ?
La crise de la zone euro, qui mobilise et inquiète les dirigeants de la planète, a mis sur le devant de la scène les "marchés". Une entité désincarnée dont on découvre la toute-puissance, et dont on surveille, chaque jour, l'humeur. Qu'ils soient "orientés à la hausse" et tout va bien. Mais qu'ils chutent et se montrent "nerveux, inquiets, instables", et c'est la panique. Les dirigeants politiques s'emploient alors d'urgence à "les rassurer, les calmer, les apaiser". Il est révolu le temps où le général de Gaulle pouvait affirmer que "la politique de la France ne se fait pas à la corbeille".
Qui sont ces "marchés" qui semblent à même de décider du sort de nos économies, de fragiliser des Etats après avoir mis à mal les banques ? Qui se cache derrière la fameuse "main invisible du marché" décrite par l'économiste libéral Adam Smith au XVIIIe siècle ? (…)
Cet article est le 90ème paru sur ce blog dans la catégorie Capitalisme.