La France : un rôle de pont entre toutes les nations
Avant sa brillante intervention, le 9 janvier 2014, dans le cadre du débat au Sénat sur les négociations transatlantiques américano-européennes (voir Partenariat transatlantique au Sénat : l'intervention de Chevènement - 10 janvier 2014), Jean-Pierre Chevènement s’était exprime la veille, le 8 janvier, à la même tribune dans le cadre du débat sur la politique étrangère de la France.
Il l’avait fait avec la même « franchise » qu’il y a deux ans, sous la présidence Sarkozy (voir JP Chevènement au Sénat critique la politique étrangère de la France - 9 février 2012), la seule différence étant qu’il soutient la majorité actuelle, « les yeux ouverts ».
La France fait d’abord partie des nations humaines
Dans son discours du 27 août 2012 devant la Conférence des Ambassadeurs, le Président de la République assignait à la France un rôle de « pont entre les nations, y compris, disait-il, les émergentes, entre le Nord et le Sud, entre l’Orient et l’Occident. Notre pays, ajoutait-il, est un acteur et un médiateur entre les civilisations. C’est son indépendance qui rend la France précieuse au monde » !
Cette définition m’a paru tout à fait judicieuse. La France ne saurait se définir, comme l’avait fait le Président Sarkozy, par sa simple appartenance « à la famille des nations occidentales ». La République française, fidèle à ses idéaux, appartient d’abord à la grande famille des nations humaines.
Vous-même, Monsieur le Ministre, avez pleinement intégré cette dimension en évoquant, dans votre intervention remarquée du 29 août 2013 devant la Conférence des ambassadeurs, ce que vous appelez « le chambardement du monde » à horizon de dix ans, avec notamment le développement des pays émergents au premier rang desquels la Chine, « la relation sino-américaine structurant de plus en plus les relations internationales ».
Face à la bipolarité qui se dessine entre la Chine dont le PNB aura dépassé, avant peu d’années, celui des Etats-Unis, et ceux-ci qui disposeront encore longtemps d’atouts que la Chine n’a pas, ou du moins pas encore, l’Europe est en voie d’être marginalisée. D’abord l’Europe n’est plus ce qu’elle était : l’Europe à vingt-huit n’est plus l’Europe à six où la France tenait les premiers rôles. La géographie, la géopolitique et l’intégration des économies ont façonné une Europe germano-centrée. On nous promettait, il y a vingt ans, de faire l’Europe sans défaire la France. Le Président de la République, dans ses vœux, le 31 décembre 2013, a déclaré : « Ce n’est pas en défaisant l’Europe qu’on fera la France de demain ». Certes, mais c’est en en changeant l’ambition, la dimension et les règles qu’on refera de l’Europe l’actrice de son destin. C’est ainsi seulement que la France pourra rester une grande nation politique.
La reconquête de notre compétitivité est un objectif juste, mais peut-on l’atteindre dans le cadre actuel sans toucher aux « fondamentaux » que vous avez évoqués, s’agissant notamment de notre capacité de projection militaire et de notre dissuasion nucléaire ? Comment pourrions-nous tenir les équilibres si fragiles de la loi de programmation militaire alors que des nouvelles coupes budgétaires, outre celles entraînées par le traité dit TSCG se profilent à l’horizon ?
La monnaie unique qui réunit des économies nationales profondément hétérogènes, bien loin d’unir les peuples les divise. Plombée par son vice de conception initial, la monnaie unique est bien loin d’avoir surmonté sa crise comme le rappelle l’économiste allemand Hans Werner Sinn.
La Chancelière allemande elle-même, Mme Merkel, vient de déclarer le 19 décembre dernier : « Tôt ou tard, la monnaie unique explosera, sans la cohésion nécessaire ». Chacun sait que la Chancelière et l’opinion allemande, toutes tendances confondues, refusent catégoriquement les transferts gigantesques, d’environ 10 % du PNB allemand, qu’impliquerait une véritable union fédérale. Le refus est compréhensible car l’Allemagne sacrifierait ainsi la compétitivité de son économie. Même à un niveau plus modeste, les réticences de la Chancelière restent entières : on vient encore de le constater avec l’accord sur l’union bancaire. Celui-ci n’est qu’un simulacre vidé de toute substance. Le fonds de résorption des crises bancaires n’atteindra le ridicule montant de 60 milliards d’euros qu’en 2026 ! En cas de faillite bancaire, ce sont les actionnaires, les créanciers mais aussi les déposants au dessus de 100 000 euros qui paieront. Chypre, comme l’avait dit M. Dijsselbloem, Président de l’Eurogroupe, était bien « un cas d’école », c’est-à-dire un précédent. Mme Merkel propose des « contrats contraignants » à ses partenaires européens. La voie ainsi dessinée serait celle d’une récession et d’une régression historiques d’où la France sortirait industriellement, socialement et politiquement laminée. Car on peut très bien défaire la France sans pour autant faire l’Europe.
Alors que faire ?
D’abord quand on a pris des décisions erronées, il faut savoir les corriger. La France n’est pas pieds et poings liés par des choix faits en matière monétaire il y a plus de vingt ans. L’Allemagne a besoin de la France. En effet, l’Allemagne joue mondial et elle ne veut pas sacrifier sa compétitivité sur les marchés tiers à une solidarité européenne qui la plomberait. Il faut donc que l’Allemagne et la France s’entendent pour changer les règles du jeu de l’euro, comme le suggère Hans Werner Sinn, dans l’intérêt de l’Europe elle-même. Il faut en revenir, parce que c’est le bon sens, à la responsabilité des Etats.
Il faut reconstruire l’Europe à partir de concepts clairs : la démocratie qui vit dans les nations. Géométrie variable donc. La monnaie mise au service de l’économie, et non l’inverse. Un projet d’Europe européenne recentré sur l’essentiel. Des institutions revues et corrigées. De vrais partenariats, de la Méditerranée à la Russie.
Quel sens, à cet égard, pouvait avoir, le 28 novembre dernier, le projet d’un accord d’association de l’Union européenne avec l’Ukraine, mené sans concertation avec la Russie ? A long terme et souvent même à court terme, les intérêts stratégiques de la Russie ne sont pas différents de ceux de l’Europe occidentale. Défions-nous de la russophobie de certains de nos médias. Elle est à courte vue : le développement de la Russie et de ses classes moyennes fera plus sûrement avancer la cause de la démocratie dans ce grand peuple européen qu’un anti-poutinisme systématique et réducteur qui prend M Khodorkovski pour un défenseur des droits de l’Homme et les aventuriers de l’Arctic Sunrise pour de pieux missionnaires. Pour que l’Europe soit un pôle, dans un monde structuré demain par la nouvelle bipolarité sino-américaine, elle doit développer un partenariat avec la Russie.
Retrouver la France, Monsieur le Ministre, ce n’est pas seulement en faire une nation de principes comme je l’ai entendu dire. Vous même, vous décriviez notre diplomatie comme « une diplomatie des valeurs et de la démocratie ». « Exporter la démocratie », vous le savez bien, n’est pas en soi un projet. En la matière, on ne prêche bien que d’exemple. A vouloir exporter la démocratie, les Etats-Unis se sont cassés les dents. Samedi 4 janvier, le Département d’Etat américain s’est dit inquiet de voir « l’Etat islamique en Syrie et au Levant », organisation affiliée à Al Quaïda, imposer son autorité en Irak et en Syrie. Fallujah, à 60 Km de Bagdad, vient de tomber entre ses mains. Beau résultat, vingt-trois ans après la première guerre du Golfe et onze ans après la seconde : l’Irak vouée à la partition et à la guerre civile. L’Iran érigée en puissance dominante de la région ! …
Le général de Gaulle avait l’habitude de dire qu’« on ne fait pas de bonne politique en dehors des réalités ». Le réalisme n’est pas contraire à la morale, à la vraie morale, à celle qui, selon Pascal, « se moque de la morale ».
Le droit international n’est sans doute pas parfait, mais c’est dans ce cadre que la France doit agir en distinguant ce qui est souhaitable de ce qui est possible et en privilégiant toujours la négociation.
Ce qui vaut pour l’Irak vaut pour la Syrie. Je ne vous ai pas caché ma perplexité au début du mois de septembre dernier quand se dessinait la perspective de frappes militaires franco-américaine en Syrie en dehors d’une résolution du CSNU, dont nous sommes pourtant un membre permanent. Certes, la Syrie s’est défaite de son armement chimique, mais cet heureux résultat est dû à une initiative russe et à un accord direct entre les Présidents Poutine et Obama. La France n’a rien à gagner à donner, vis-à-vis des pays émergents, l’impression d’être à l’Ouest de l’Ouest.
Cette tendance s’était certes manifestée sous la Présidence de M Sarkozy qui, non content de réintégrer l’organisation militaire de l’OTAN, avait utilisé celle-ci pour donner une interprétation manifestement excessive de la résolution 1973.
En confondant la « responsabilité de protéger » avec le changement de régime (« Khadafi doit partir ! » disait M. Juppé), le précédent gouvernement a contribué à discréditer la première notion.
L’occidentalisme tourne le dos à la vocation de la France, à savoir le dialogue entre les cultures et entre les nations, justement prôné par le Président de la République. On peut habiller l’ingérence autant qu’on voudra de références aux droits de l’homme. Dois-je rappeler que ceux-ci ne vont pas sans les droits du citoyen, selon la Déclaration de 1789 elle-même. Ceux-ci garantissent ceux-là. En l’occurrence, l’Arabie Séoudite est-elle pour notre diplomatie le meilleur point de référence ?
République laïque, la France a-t-elle à prendre parti dans une querelle qui oppose, au sein du monde musulman, sunnites et chiites ? La politique arabe de la France, au temps du général de Gaulle consistait plutôt à favoriser, au sein du monde arabe, les forces de progrès. Cette vocation progressiste ne commanderait-elle pas aujourd’hui une certaine retenue dans ce qui est aussi une nouvelle guerre de religions ?
Nous voulons tendre la main aux nations émergentes qui façonnent et façonneront toujours plus le monde de demain. Alors n’allons pas au rebours du monde ! La communauté mondiale est pour le respect de la Charte de l’ONU et d’abord de la souveraineté nationale, pour l’intégrité des frontières et pour la non-ingérence. L’indépendance de la France ne peut aller contre ces principes sans saper ses propres fondements.
Je vous ai parlé avec franchise, Monsieur le Ministre, et je ne vous ai certainement pas étonné. Je connais votre perspicacité, votre intelligence et vos talents qui rendent et peuvent rendre de très grands services à notre pays. C’est aussi dans l’intérêt du pays, tel que le conçois, que je me suis exprimé ce soir.
Cet article est le 39ème paru sur ce blog dans la catégorie Chevènement sénateur