Réguler les tensions identitaires et communautaires
Extrait concernant la laïcité.
La République française a fondé un modèle de laïcité singulier qui a servi et sert encore de modèle ou de contre modèle. La dimension multiculturelle de sociétés modernes actuelles justifierait pour certains la remise en question de ce modèle, auquel pourtant l’immense majorité des Français demeurent attachés. Le premier article de la Constitution de 1958 place la laïcité en deuxième rang des principes qui fonde la république : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
Pour faire comprendre aux nouveaux venus dans la République pourquoi la France est si attachée à sa laïcité, il faut en retracer l’histoire et dire en quoi elle est un élément essentiel de la pacification de l’espace social.
Portée par les idées des Lumières, elles-mêmes héritées de l’Angleterre et de la jeune démocratie américaine, la Révolution française constitue le départ de l’aventure laïque française. Le cheminement vers la laïcité de l’État propre à l’histoire nationale est un récit des conflits internes à la société et met en lumière la construction identitaire républicaine et démocratique.
Avant que l’on parle du « pacte » laïque français, il y eut une guerre idéologique et politique de
la Révolution à la veille de la Première Guerre mondiale.
Le 26 août 1789, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu qu’elles ne troublent l’ordre public établi par la loi ». La rupture de l’alliance entre le trône et l’autel est affirmée par l’article 3 : la Nation est désormais seule détentrice de la souveraineté. La France est devenue un État multiconfessionnel où le catholicisme perd son monopole. L’offensive révolutionnaire a eu une motivation économique (abolition des dîmes, nationalisation des biens du clergé, interdiction des ordres religieux dont la propriété foncière revient à l’État 1789-1790), mais aussi politique avec l’obligation du serment constitutionnel en novembre 1790 et la suppression des ordres religieux et des congrégations qui s’occupaient largement d’éducation est un autre moment important de l’histoire laïque française.
La Constitution de 1791 va mettre fin au monopole de l’Église catholique sur l’enregistrement de l’état-civil. Naissance, mariage et décès ne sont plus considérés comme prioritairement liés à un sacrement. Les étapes de la vie du citoyen, qui n’appartient à aucun groupe communautaire, doivent être enregistrées par un agent de l’État. Le mariage devient un contrat civil susceptible d’être rompu, le divorce est ainsi reconnu. En septembre 1792, un décret imposera aux autorités municipales de se charger de l’enregistrement et de la conservation de ces données. La laïcisation de l’état civil est une étape fondamentale dans la construction d’une société émancipée des pressions et des exclusivismes religieux.
Après la Terreur, le régime du Directoire doit réagir face à la progression des opposants à l’affaiblissement du pouvoir de l’Église. La séparation de l’Église et de l’État est déclarée : « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi. Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun » (article 354).
Le conflit avec la papauté est insurmontable. C’est Bonaparte en signant le Concordat de 1801 avec Pie VII qui apaise les tensions en faisant du catholicisme la religion « de la grande majorité des Français » et la charte de 1814 rétablira le catholicisme religion d’État. Jusqu’en 1905, le Concordat de 1801 organisera les relations entre l’État et l’Église catholique, il reste encore en application dans les deux départements de l’Alsace et la Moselle.
Le refus de la modernité incarnée par les Ultras qui veulent renégocier un nouveau concordat structure la réaction anticléricale de la seconde moitié du XIXe. Pour les républicains et les libéraux français, le catholicisme n’est pas qu’une foi, c’est une structure politique aux objectifs avérés : la prise de contrôle du corps social et la mainmise sur l’État. Le camp de l’anticléricalisme ressent l’activisme de l’Église, en particulier des congrégations jésuites, comme une menace envers l’unité nationale. Ce combat contribue à l’entrée en 1871, du mot « laïcité » dans son acception moderne dans le dictionnaire.
Le 16 mai 1877, la victoire électorale des républicains anticléricaux permet un renforcement de la IIIe République qui revendique son projet de laïcisation de l’espace public. Ainsi, entre 1878 et 1891, des mesures sont prises pour laïciser les hôpitaux de Paris. En 1880, le repos dominical n’est plus obligatoire et en 1881 le caractère religieux des cimetières est aboli. À partir d’août 1884, les prières publiques lors de l’ouverture de la saison parlementaire sont supprimées.
En 1899 et 1905, deux lois obligent les séminaristes à effectuer leur service militaire. Le 1er avril 1904, le ministère de la Justice par voie de circulaire ordonne le retrait des crucifix dans les tribunaux. À partir de 1881, le combat laïc va se jouer sur le terrain scolaire.
Le 1er juillet 1901, la loi Waldeck-Rousseau peut être vue comme une réaffirmation du socle laïque républicain après l’ébranlement de l’affaire Dreyfus. Cette loi soulève l’opposition du Vatican car si la liberté d’association est facilitée de façon inédite, l’article 3 de la loi soumet les congrégations religieuses à une autorisation législative permettant leur mise sous contrôle par l’État. Le gouvernement d’Émile Combes, issu du Bloc des gauches, résiste à l’opposition violente des cléricaux et applique avec rigueur la loi de 1901. Les ordres religieux sont même expulsés et en juillet 1904 l’interdiction faite aux congrégations d’enseigner entraîne la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Le Concordat de 1801 est caduc. Le projet de loi de séparation nette entre Églises et État préparé par le gouvernement Combes est mis en débat devant l’Assemblée par le gouvernement Rouvier. Aristide Briand et Jean Jaurès présentent la loi comme un texte pouvant concilier les catholiques modérés puisqu’en ne reconnaissant et en ne salariant aucun culte, l’État accorde toute liberté aux institutions religieuses pour s’organiser sous la forme d’association cultuelles.
Le 11 décembre 1905, la loi est promulguée. Elle sera condamnée par le pape Pie X en février 1906 et il faudra attendre 1921 pour une reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège.
Après la période du gouvernement de Vichy qui remet en cause la nature laïque du régime en subventionnant les écoles confessionnelles et en supprimant la réglementation imposée aux congrégations pour obtenir l’autorisation d’exercer, la Constitution de 1946 puis celle de 1958 vont réaffirmer la nature laïque de la République en en faisant un principe constitutionnel.
Les combats pour la paix religieuse et sociale ont été peu rappelés aux générations d’après-guerre. Le principe de laïcité, considéré comme un acquis incontesté, se trouva mal défendu lorsqu’il fut remis en cause dans les années 1980 autour du débat sur la visibilité d’un islam radical prosélyte. La prise de pouvoir politico-spirituel sur la jeunesse française de culture musulmane en situation de relégation sociale et économique dans des quartiers abandonnés par les pouvoirs publics complétée par la volonté d’une mainmise sur le corps de la « femme musulmane » au mépris de ses droits de citoyenne ont fait l’objet d’une réponse politique qui n’a pas tout de suite été appropriée. Au milieu des années 1980, quand ces phénomènes vont émerger, on pensait qu’ils seraient rapidement défaits, à l’instar de la réaction catholique quelques décennies plus tôt.
Le principe de laïcité va au-delà de la sécularisation de l’espace publique, il induit une profonde relativisation sociopolitique du fait religieux. Il s’agit là d’un bouleversement philosophique auquel aucune religion ne consent. IL faut donc bien expliquer comment la France a structuré ce bouleversement et l’a imposé à l’Église en 1790 puis 1905. On peut aussi de quelle façon Napoléon 1er l’impose aux juifs français lors de l’Assemblée des notables de 1807 puis du
Grand Sanhédrin de 1808. L’islam, nouvelle communauté religieuse entrée dans la communauté nationale au milieu des Trente Glorieuses, n’hérite pas de cette même histoire. Les populations migrantes de culture musulmane des années 1950-1970 sont majoritairement d’origine africaine et en particulier maghrébine, le lien historique avec la France ramène à la période coloniale. De plus, jusqu’à la fin des années 1970, la classe politique française considère que leur présence en France n’est que temporaire et qu’après avoir travaillé, ils retourneront dans leur pays d’origine.
Au fil du temps, la législation évolua favorisant logiquement le regroupement des familles de migrants. Les pouvoirs publics continuèrent pourtant à mal évaluer la nécessité d’une véritable politique d’intégration. On peut en trouver une illustration dans la poursuite au sein même des écoles publiques des enseignements de langue et culture d’origine (ELCO) dispensés par des enseignants souvent envoyés des pays d’origine sur lesquels ils étaient difficile de porter une évaluation. Crée en 1925, c’est une réglementation datant de 1939 qui en fixe toujours le fonctionnement (en dehors du temps scolaire, dans les locaux scolaires, des cours de langue, d’histoire et géographie du pays d’origine).
La laïcité est un principe mettant en oeuvre un ensemble de règles organisant la vie publique. Ces règles communes à tous incarnent les principes républicains d’égalité et de liberté en régulant les tensions identitaires et communautaires dans une société démocratique reposant sur le respect du pluralisme.
Par la neutralité politico-religieuse de son espace public, la République garantit la libre expression et le principe citoyen qui veut que l’on reconnaisse l’individu pour son mérite et non pour son origine sociale, ethnique ou religieuse. Ce principe est de plus en plus brocardé au motif qu’il demeure, en France, des discriminations contredisant cet idéal. Mais comme nous l’avons déjà dit, le réel ne limite ni la portée ni le combat pour atteindre un idéal fondateur du pacte social. Le volontarisme partagé par tous doit permettre d’y parvenir.
Le Haut Conseil recommande que, dans la formation civique, soit traitée avec une particulière attention la question de la laïcité. Il souhaite qu’au-delà de l’histoire de la conquête de ce principe républicain, soit rappelée l’égalité de valeur entre la liberté de conscience et la liberté religieuse d’une part, et la laïcité de l’État et des services publics, d’autre part. Il observe en outre que les formateurs doivent mieux distinguer la laïcité de la sécularisation de la société française et notamment son lien avec les droits de l’homme et l’égalité.
Cet article est le 60ème paru sur ce blog dans la catégorie République Parlement