La Roumanie, traumatisée, métamorphosée, mais constante
La Maison de l’Europe en Mayenne avait invité Edith Lhomel, le 19 octobre, dans une salle du Conseil régional, quai Gambetta à Laval, pour mieux comprendre la situation de la Roumanie, vingt ans après la chute du couple Ceaucescu.
J’ai eu plaisir à revoir Édith Lhomel, enseignante à l’université Paris VIII, et auteur de nombreux livres sur les pays de l’est de l’Europe, car elle était venue à Saint-Berthevin, en 1999, pour apporter un éclairage sur ce pays avec lequel, en tant que maire - avec mon équipe municipale, notamment René Camus - nous avions des échanges (voir Présentation des jumelages).
Mme Lhomel a laissé percer son sentiment de déception au vu de l’évolution de la Roumanie. De 1990 à 2000-2002, les dirigeants politiques ne pesaient pas. Avec la crise, les Roumains sont désabusés, voire agacés par la politique. Il est vrai qu’à la lecture du site du quotidien Le Monde, le 13 octobre, on pouvait les comprendre. Voir Le gouvernement roumain est tombé.
Résumé de l’exposé de Madame Lhomel
Depuis le 22 décembre 1989 (Révolution), ce qui surprend dans ce pays, c’est le manque de considération vis-à-vis du fait politique.
La vie politique roumaine est une forme sans fond. Le président Basescu, qui est un « animal politique », a déclaré que la crise politique aurait des conséquences économiques. Mais la crise politique est le mode de gouvernement en Roumanie.
En 1996, ce fut la première alternance politique et une immense déception. Les partis furent incapables d’assumer le pouvoir. En 2000, il y eut un plébiscite en faveur de l’ancien homme d’appareil, Iliescu. En 2004, ce fut la surprise : Basescu (centre droit) a été élu président de la République, en battant les social démocrates (anciens communistes), suscitant un véritable espoir d’alternance.
Les rivalités politiques persistent ; l’ancien parti communiste reste le premier parti, mais la coalition gouverne, alors que les négociations sont en cours pour l’adhésion à l’union européenne. Tous les partis, ou presque, sont encore des rejetons de la collaboration (la Securitate avait des dossiers sur les dirigeants des partis en 2004). Les baronnies politiques se doublent d’intérêts économiques.
En 2009, toutes les forces politiques sont issues du même moule et certaines sont compromises. Elles sont dirigées par des « nomenclaturistes » de 2ème génération, qui ne sont pas sortis du post-communisme.
En 1996, le parti de l’alliance civique n’était pas de ce moule, mais il s’est dissous dans des associations qui, en fait, jouent un rôle important de contre-pouvoir.
La minorité magyare (hongroise), par l’union démocratique des magyars de Roumanie, a servi (et continue de servir) de force d’appoint aux différentes majorités. Elle est unie sur la défense de la communauté, tout en étant traversée par des courants différents. Le problème est la radicalisation du discours nationaliste en Hongrie, avec des incidences en Roumanie et en Slovaquie. Le parti de la Grande Roumanie (Romana Mare, nationaliste) n’est plus représenté au parlement roumain, contrairement au parlement européen, où il a trois députés.
L’adhésion à l’union européenne était-elle pertinente ? Il y a eu beaucoup de discussions. La France a été avocate de la Roumanie dans les négociations. Mais l’intégration est difficile, car elle implique des efforts énormes d’adaptation pour un pays, dont le PIB/habitant n’est que 28% de la moyenne européenne actuelle.
Les négociations, entre 2004 et 2006, n’ont pas vraiment abouti au niveau économique (application de 31 chapitres d’adhésion), car il y a un problème évident. L’accord d’adhésion est politique, la Roumanie étant le deuxième pays d’Europe de l’est. L’essentiel était de rentrer. Après, la Roumanie, comme la Bulgarie, fait comme elle peut.
La crise a pour conséquence de re-dramatiser le processus d’intégration économique et sociale.
La Roumanie a subi deux traumatismes :
- La période communiste n’est pas soldée. Le président Basescu, doté d’un vrai charisme, ancien militaire (marine nationale), n’a pas rompu avec les mentalités en vigueur sous le régime précédent. C’est un régime présidentiel avec un parlementarisme « garniture ». Pas d’examen de conscience. Les dossiers Securitate sont consultables, mais très peu de personnes demandent à les consulter. 1,3 million de Roumains étaient adhérents du parti communiste roumain (10%). Cela laisse des traces. Pas d’épuration ou purges, mêmes juges et procureurs.
- Il n’y a pas d’immigration, mais une forte émigration (hommes et femmes, vers l’Espagne et l’Italie, principalement). Deux millions de personnes parties, mais pas pour toujours (retours fréquents).Conséquence : baisse du taux de natalité, déclin du milieu rural.
La Roumanie a vécu deux grandes métamorphoses :
- Une mutation du tissu urbain vers le polycentrisme, avec de nombreuses villes moyennes (présence de la grande distribution, changement des modes de vie…).
- La Roumanie se repense en tant que nation qui compte. Elle est la deuxième frontière de l’union européenne (Moldavie, Mer Noire). Elle doit assumer le flanc sud de l’Europe. Son entrée, en 2004, dans l’OTAN a été un évènement important. Auparavant, elle avait un complexe d’infériorité, après la propagande de Ceaucescu sur son rayonnement dans le monde, puis en raison de l’image très négative laissée par cette période.
La Roumanie a trois constantes :
- L’intrusion de l’Eglise orthodoxe, très prégnante, notamment dans les campagnes (nouvelles églises partout, fort conservatisme).
- La question magyare : c’est une hantise dans le mental roumain (la Roumanie n’a pas reconnu le Kosovo, par peur de la contagion autonomiste).
- Les campagnes sont une zone de repli, de préservation (40% de population rurale, 35% de population active (mais 11% du PIB). La manne européenne des fonds structurels est très importante. Mais elle ne va pas aux micro-exploitations agricoles (3 exploitations sur 5 ont moins de 1,5 ha). Pas de projet de modernisation. Pas de porte-parole du monde agricole. Dans le contexte de la forte émigration, qui perturbe, cette agriculture est un môle de résistance. La cohésion sociale n’existe pas.
La Roumanie est un pays sous-développé (10% de revenus très élevés, classes moyennes en difficulté, un tiers des Roumains sous le seuil de pauvreté). Et, pourtant, elle a des atouts :
- Sa situation géostratégique (oléoducs, gazoducs, pas de dépendance énergétique),
- Son extrême diversité, une grande capacité, un énorme potentiel (quoique phagocyté par les politiques), son renouvellement culturel (théâtre, cinéma), une modernisation qui peut se faire par des voies différentes.
La crise a accentué les traumatismes (-8% de croissance en 2009 et, probablement, en 2010), destruction d’emplois, chômage autour de 10% (masqué dans les campagnes et rendu plus supportable par l’émigration).
Réponses à des questions de la salle
L’intellectualité roumaine ? Elle doit régler ses comptes avec le passé. Les intellectuels se sont engagés en politique et se sont abîmés. En 1992, le mouvement civique s’est associé à trois partis (le parti national paysan, le parti libéral, le parti social-démocrate), ce qui a abouti à la création d’un nouveau parti, la Convention démocratique, mais c’était prématuré.
En 1995-1996, les privatisations ont donné naissance à des grands groupes économiques, une oligarchie, contrairement au début de l’après-Ceausescu (privatisation de masse).
La hiérarchie de l’Eglise orthodoxe est, toujours, au côté du pouvoir en Roumanie. Elle défend son patrimoine (l’Eglise uniate, dissidente, n’a pas recouvré le sien).
La Roumanie a redécouvert ses voisins, la Bulgarie, la Serbie, l’Ukraine. Mais elle fait profil bas par rapport à la Moldavie (qui était roumaine avant 1939 et est confrontée au problème de dissidence de la Transnitrie).
Témoignage de Georges Heuveline, qui présente l’historique depuis 20 ans des échanges de la commune dont il a été le maire, Changé, avec la Roumanie. Relations d’abord très bonnes avec un maire très dynamique, mais qui a été tué dans un accident de voiture. Son successeur avait les anciennes méthodes. Il a fallu chercher une autre commune, mais le jeune maire a été remplacé. Le système politique (5 ou 6 partis) place souvent le maire en opposition avec le vice-maire, désigné par le conseil municipal. Changé s’est donné un an avant de décider de l’avenir des échanges avec la Roumanie.
Les Roumains n’ont pas le sens de l’intérêt collectif, y compris au niveau local (individualisme, clientélisme politique). Les élites politiques locales s’usent et ne reçoivent pas le soutien de l’Etat.
La réforme agraire, en 1991, a été ratée ; les maires ont éprouvé beaucoup de difficultés dans la redistribution des terres (cadastre). De grandes exploitations existent en Valachie, mais la balance agroalimentaire nationale est déficitaire.
Georges Garot, qui fut député au Parlement européen, puis président de la Maison de l’Europe en Mayenne, pose la question de l’incidence du libéralisme sur les services publics. La Roumanie a-t-elle suivi le chemin de l’est de l’Allemagne, où ces services ont diminué ?
Edith Lhomel assure que les Roumains regrettent l’égalitarisme social, les services liés à l’enseignement et à la santé et, surtout, l’explosion des inégalités. Au cours des années 1970, le pays était dirigé par des communistes éclairés, mais les années 1980 furent très difficiles, surtout la fin. Du communisme primaire, la Roumanie est passée au capitalisme sauvage. L’entrée dans l’Union européenne devrait favoriser la transition vers un Etat de droit, mais l’UE est en crise. L’esprit collectif a été laminé dans les anciennes fermes d’Etat. Par contre, sur les contreforts des Carpates, il y eut résistance à la collectivisation.
Les Roms (entre 800 000 et 2 millions) ont énormément souffert, car ils n’avaient pas de terres, tout en étant sédentarisés. Les filières artisanales ayant été laminées, ils sont devenus des habitants de seconde zone, comme en Bulgarie. Ils se sont reconvertis très difficilement, victimes de discriminations au sein de leur propre communauté. Ils se sédentarisent autour des villes et il est très difficile d’avoir des interlocuteurs dans la communauté.
Merci Edith Lhomel, j’espère que ces notes retranscrites sont fidèles à votre pensée.