Le problème est beaucoup plus à Paris qu’à Bruxelles
Pierre de Boissieu a été le premier intervenant. C’est un éminent homme du sérail européen, reconnu pour ses compétences, aujourd’hui retraité, qui est intervenu le temps qu’il a voulu, de manière très précise sur le fond et très claire sur la forme.
Pour le quotidien d’information spécialisé Europolitique, « Bien plus qu’un acteur clé de la construction européenne, Pierre de Boissieu est quasiment une légende pour toute une génération de diplomates, d’eurocrates et de journalistes qui ont arpenté les couloirs de l’Europe entre le milieu des années 1970 et la fin de la dernière décennie ».
Le plan de l’exposé est le suivant :
1- L’Europe de Maastricht, où en est-elle ?
2- Comment reconstruire l’Europe ?
3- Quelles sont les conditions de sa reconstruction ?
La situation actuelle de l’Union européenne est très mauvaise. Le système institutionnel est crispé, contesté, de plus en plus autiste, coupé de toutes les institutions. C’est devenu une machine folle, un peu anonyme, que rien ne peut arrêter. Cette phrase est inspirée de la boutade de Van Rompuy « Quelle est la différence entre une locomotive folle et l’UE ? Quand une machine dérape, elle s’arrête, pas l’UE ! ».
L’UE est devenue un obstacle à l’Europe. Elle pratique la course aux traités face aux mécontentements : Maastricht, Amsterdam, Nice (pour rattraper Amsterdam), Convention VGE (TCE), Lisbonne (pour rattraper le TCE). Il s’agit de rattraper sans cesse les traités.
Les causes profondes, qui sont dans les Etats, se répercutent sur le fonctionnement de l’UE :
- Les effets de la mondialisation,
- La perte de pouvoir dans tous les Etats est à l’origine de l’affaiblissement des procédures de coordination ; le système devient ingérable, avec des incertitudes partout,
- Les mouvements centrifuges se multiplient dans toute l’Europe (Pays nordiques, Bénélux, France-Allemagne, et même l’unité de certains Etats remise en cause : Belgique, Espagne, Royaume-Uni),
- L’élargissement de 12 à 27 dans des conditions abominables ; les Etats fondateurs voudraient conserver la même place à 27 qu’à 12 (28 maintenant) ; c’est injouable, compte tenu du nombre d’orateurs dans les réunions ; il y a des problèmes de procédure ; la Commission n’est plus homogène,
- L’UE n’est pas faite pour gérer les crises (elle est collégiale à tous les niveaux, sans chef, avec des sous-collèges…) ; il y a des cassures à la suite de crises (Irak en 2003, crise financière en 2007-08-09)
- Depuis dix ans, les divergences économiques entre les pays sont de plus en plus profondes (à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro),
- Les différences structurelles et culturelles se creusent au sein de l’UE ; on ne comprend pas ce que sont les autres.
C’est un problème européen, pas seulement un problème de Bruxelles mais c’est aussi un problème de Bruxelles.
Que faire ? Agir sur les institutions, sur les politiques et sur l’euro.
Le système institutionnel est déréglé, paniqué, ce qui l’amène à prendre des décisions ridicules. Par exemple, l’escargot (Politique commune de l’escargot). Les partis sont coupés de leur base nationale et très influencés par les lobbies catégoriels.
Le Conseil européen est mort. Il n’existe plus. Il a bien marché mais, ensuite, il a improvisé (réunions à huis clos, sur des sujets non préparés). Depuis 10 ans, il n’y a pas eu de vraie décision. Elles sont mal préparées, filtrées par les Affaires générales. Et, pourtant, le Conseil européen est la clé de voûte.
La Commission n’existe plus. Il faut revoir d’urgence le problème de sa composition. Ses membres veulent se montrer. Ils n’ont pas assez de distance avec les gouvernements qui les ont nommés.
Le Parlement européen est nécessaire mais il faut associer les parlements nationaux (idée de congrès suggérée à Mitterrand, qui a provoqué des tirs de barrage). Les parlements nationaux sont déconnectés.
Il y a eu des problèmes de jurisprudence et d’interprétation de la Cour de justice, qui a éloigné les Britanniques. De nouvelles compétences ont été instaurées, sans concertation (exemple : commerce des armes). Les Etats ne se concertent ni sur les politiques ni sur les compétences. Le Secrétariat général a cherché à inculquer la culture de sécurité et la culture de transparence. Il y a aussi le problème des langues (23 ou 24), certaines devant être traduites (le castillan en catalan, en basque et en valencien). Il a été décidé de traduire (dans le cadre de la hiérarchie des langues obligatoires) seulement les textes officiels.
Propositions : se concentrer sur quelques domaines prioritaires : l’énergie, Schengen, les industries de défense. La politique étrangère, cela ne concerne que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.
Concernant la zone euro, il y a trois grandes options.
- Les décisions au jour le jour, au dernier moment, quand on ne peut faire autrement. C’est de plus en plus contesté. Le problème de la Grèce. La troïka n’aurait jamais dû être acceptée (suppression de 10 000 postes de fonctionnaires). Certes, la fonction publique est clientéliste et pléthorique mais pourquoi 10 000 ? Cela ne veut rien dire. Ceux qui vont partir sont ceux qui le peuvent. La Grèce n’a pas d’Etat. C’est cela son problème principal.
- La solution de la monnaie commune (celle de JP Chevènement) me terrifie car elle est abstraite (Sapir ?…). Je n’y crois pas une seconde. Balladur l’avait proposée. Elle avait été violemment rejetée par l’Allemagne. Si elle était mise sur la place publique, il y aurait des spéculations et des mouvements de capitaux. La France est liée par le traité. Elle ne peut pas négocier un titre du traité, mais tout le traité. Cela donnerait lieu à des contentieux, des ayant droits, avec rétorsion. La dévaluation serait supérieure à 20 %. Il faudrait mettre des montants compensatoires. Reprise en mains de l’économie nationale, le nucléaire, les gaz de schiste… Vraie politique salariale, compétitivité. Ce n’est pas une décision qu’on prend à mi-quinquennat. La livre avait dévalué de 20 % et beaucoup d’autres mesures avaient été prises par le gouvernement britannique (politique de l’offre).
- L’avenir de la zone euro, c’est la persistance à 10 ans de rapprochement. L’Allemagne est déterminante pour les marchés. Il n’y a pas de problème Bruxelles.
En résumé
Il ne faut pas de nouveau traité maintenant. Ce serait abominable : le budget de la PAC serait remis en cause très profondément. Il faut des géométries variables (coopérations renforcées). Il vaut mieux être 10 et agir en fonction des réalités.
Il faut réduire les désaccords franco-allemands. La séparation est dangereuse. L’Allemagne exporte trois fois plus que la France. Elle est la force d’attraction de l’Europe. Pour fonctionner, les institutions doivent avoir derrière elles les accords franco-allemands.
Il faut donner un nouveau visage à l’Europe, éventuellement au détriment de l’Union européenne.
Dans le débat
Les nations existent. L’Europe est vassale des USA, les Etats aussi. Ils n’ont que l’impression d’indépendance. En tant que partenaires, ils sont tenus pour quantité négligeable.
Oui à l’Europe européenne. Le problème n’est pas à Bruxelles. Nous ne pouvons être forts qu’avec l’Allemagne.
Les fautes de l’Europe sont souvent des loupés de la France, de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne. Il y a des désaccords profonds. Les traités, c’est la France qui les a demandés (Giscard, Delors). Le traité constitutionnel européen (TCE) n’a pas été approuvé par le peuple français. Le traité simplifié, c’est la France qui l’a voulu.
Il ne faut pas faire le traité avec les USA. L’exception culturelle, ce sont des lentilles.
En résumé, le problème est beaucoup plus à Paris qu’à Bruxelles (énergie, recherche, industries de la défense). Il ne faut pas refaire du Giscard. Ne pas inventer une nouvelle Europe.
Ce sont les Etats qui décident. On peut avoir la nostalgie de l’Europe à 6. Elle a affronté des crises majeures mais il y avait des débats. La possibilité d’une Europe européenne existait. Mais après la déclaration de Giscard en 1978, puis l’élargissement… il n’y a plus aucun espoir. Où pourrait être le port ?
Voir aussi : Refaire l'Europe : Esquisse d'une politique (Pierre de Boissieu est l’un des quatre auteurs, 7 octobre 2013)
Cet article est le 189ème paru sur ce blog dans la catégorie CHEVENEMENT