Le projet de traité européen ira-t-il jusqu’au bout ? Dans le journal « Bastille République Nation » dont il dirige la rédaction, Pierre Lévy vient de signer un article dans lequel il doute ouvertement de la mise en œuvre du compromis du Sommet européen de Bruxelles. Ce mensuel, qui se qualifie lui-même « progressiste radicalement eurocritique », a été créé en décembre 2000 par Pierre Lévy, ancien journaliste à l’Humanité, avec l’idée de « livrer des informations, des analyses et des éclairages, qu’on ne trouve nulle part ailleurs » (voir l’article paru le 3 février 2007 sur ce blog). Avec une analyse complètement opposée, hier matin sur France Inter, l’ancien président Giscard d’Estaing s’est montré très prudent sur la possibilité d’appliquer l’accord enregistré dans la nuit du 22 au 23 juin. Des nouvelles divergences ne sont pas exclues, d’autant plus que Gordon Brown sera moins enclin au compromis européen que son prédécesseur. On peut prévoir de grosses difficultés de communication entre Brown et Sarkozy, qui ne feront que confirmer les divergences déjà constatées quand les deux hommes étaient ministres des finances. Voici le texte de Pierre Lévy. « L’Europe vers un second chemin de croix » « Le compromis trouvé à Bruxelles le 23 juin nécessite d’être analysé avec rigueur. D’un côté, le mandat approuvé par les Vingt-sept n’est pas sans substance. L’extension de la règle de la majorité signifierait une pression accentuée sur la souveraineté de chaque pays, ce qui accentuerait la tendance engagée par les traités de Maëstricht, d’Amsterdam, et de Nice – sans cependant en changer la nature. L’instauration de la « personnalité juridique » pour l’Union européenne révèle l’ambition de ceux qui rêvent – par exemple – de voir celle-ci adhérer à l’ONU et se substituer aux Etats-membres sur la scène internationale. Le Royaume-Uni a cependant obtenu que cette perspective soit explicitement écartée. Par ailleurs, la force juridique conférée à la « Charte des droits fondamentaux », si inquiétante en ce qu’elle place le code du travail sous le haut contrôle de la Cour de Luxembourg, n’est pas nouvelle, puisqu’elle avait déjà été actée en 2000. Enfin, on peut redouter les conséquences qu’aurait la création d’un « président du Conseil » en lieu et place de l’actuelle présidence tournante. Cependant, désormais dépouillée de son contexte initial, cette innovation pourrait se retourner contre la volonté de ses auteurs. Car l’existence concomitante de deux présidents européens – celui du Conseil, en plus de celui de la Commission – ne manquerait pas de créer des rivalités de légitimité et d’exercice du pouvoir. Le retour d’éléments rescapés de feu la constitution constitue certes un danger réel. A contrario, il convient de mesurer ces « avancées » (!) à l’aune de l’ambition initiale affichée par l’ancien vice-chancelier allemand Joseph Fischer. Dans son discours de mai 2000, l’initiateur de l’idée constitutionnelle plaidait pour une fédération en précisant : « cela veut dire un parlement européen et un gouvernement, européen lui aussi, qui exercent effectivement le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif au sein de la Fédération ». Déjà, en décembre 1998, il lançait : « créer un Etat européen unique sur la base d’une seule constitution, cela constitue la tâche décisive de notre époque ». Le moins qu’on puisse dire est que ce projet est désormais en charpie. D’abord parce que la Constitution est morte. C’était certes évident depuis le 29 mai 2005 au soir – nos lecteurs le savent – mais, pour la première fois, les dirigeants européens l’ont acté officiellement. L’abandon du terme même constitue une reconnaissance, de fait, de l’hostilité des peuples. Il ne se trouve plus un seul dirigeant politique sérieux qui ose encore évoquer les « Etats-Unis d’Europe ». Si ce n’est peut-être M. Giscard d’Estaing, qui n’a de toutes façons plus rien à perdre – même l’honneur ; ou le premier ministre belge, à qui les électeurs viennent de signifier son congé ; ou peut-être, mezza voce, le président du Conseil italien, qui a cependant pour l’heure des ennuis intérieurs autrement plus prenants. Quant à Pierre Moscovici, ancien ministre socialiste des Affaires européennes, il n’a pu cacher sa tristesse : « tout ce qui était positif » dans le traité précédent a disparu « au profit d'une Europe purement intergouvernementale. (Sarkozy) a imposé sa vision, celle d'un mini-traité qui correspond à une mini-ambition ». Pour son collègue Vincent Peillon, « c'est la substance même de l'Europe qui est en train de disparaître ». Il serait erroné, à cet égard, de sous-estimer l’abandon de l’hymne ou du drapeau européens. Comme l’a relevé, très amer, Romano Prodi, ces symboles politiques constituaient le dernier espoir des européistes pour tenter d’insuffler aux peuples l’improbable « foi européenne » – ce n’est certes pas le pacte de stabilité qui est capable d’y pourvoir… La très sainte église apostolique et romaine serait-elle encore ce qu’elle est si elle se voyait contrainte d’abandonner la croix ? L’autre raison pour laquelle les dirigeants européens auraient tort de se réjouir trop vite tient au très aléatoire chemin qu’il leur reste à parcourir avant que le traité projeté ne prenne vie. Certes, l’accord conclu à Bruxelles leur a psychologiquement donné un peu d’air. Mais à l’issue du sommet, ils se retrouvent en réalité en deçà du point où ils étaient arrivés le 18 juin 2004, lorsque feu le traité constitutionnel fut signé. Aujourd’hui, ils ne disposent que d’un « mandat » censé encadrer les négociations sur un texte à venir. Ce mandat ne prémunit nullement des contradictions qui pourraient resurgir. Qui dit que Jaroslaw Kaczynski – que ses partenaires décrivent en soupirant comme « imprévisible » – ne se ravisera pas, en fonction de tel ou tel aléa entre les Vingt-sept ou sur sa scène politique intérieure ? Qui peut jurer que le nouveau premier ministre britannique, notoirement plus « eurosceptique » qu’Anthony Blair, mettra bien ses pas dans ceux de celui-ci – a fortiori à quelques encablures de ses propres élections où les conservateurs, plus que jamais adversaires du traité, feront monter la pression pour un référendum ? Et des surprises ne sont pas à exclure de la part de tel ou tel autre gouvernement, aux prises avec le « désamour » européen de son peuple – sans parler d’événements internationaux qui pourraient venir percuter l’arrangement bruxellois. En outre, les frictions à venir entre Etats-membres, certes sans rapport direct avec la CIG, pourraient bien empoisonner son déroulement. Il en va ainsi de l’adhésion de la Turquie. Le dossier a été mis sous le tapis pour faciliter un accord à Bruxelles, mais il ressurgit déjà. La foire d’empoigne pourrait aussi être redoutable quand il va s’agir, en 2008, de réexaminer le budget européen. La perspective d’un repartage du gâteau n’est pas propre à calmer les esprits. Enfin et surtout, à supposer que la CIG débouche sur un traité en bonne et due forme, il restera à faire ratifier celui-ci par les vingt-sept pays : juridiquement, le processus est à reprendre à zéro. Cela pourrait bien annoncer un second chemin de croix, pour reprendre une image utilisée dans ces colonnes en juin 2004. Les dirigeants danois n’échapperont sans doute pas à un référendum, leurs collègues irlandais sûrement pas – et peut-être les Néerlandais non plus. On sait que ces pays ne disent pas toujours Oui. En outre, prétendre que tous les parlements marcheront comme un seul homme serait bien présomptueux. En France même, l’hôte de l’Elysée ne dispose pas mécaniquement de la majorité suffisante (trois cinquième des députés et sénateurs) pour voter une modification constitutionnelle – d’autant moins qu’au sein de l’UMP se trouvent encore quelques partisans du Non. Dès lors, qui peut prédire ce que seront les jeux de politique intérieure dans un an ? Comme l’a noté Anthony Blair, « cet accord nous donne une chance d'avancer ». On ne saurait être plus prudent. Pour sa part, le chef de la diplomatie luxembourgeoise, Jean Asselborn, avait prédit, juste avant le sommet : « avec beaucoup de vaseline politique, nous pouvons trouver une solution ». La formule, assez leste, illustre sans doute le type de rapports que les dirigeants européens entendent avoir entre eux – à moins que ce ne soit vis à vis de leur peuple. Pour la suite, on ne sait si Bruxelles a constitué des stocks suffisants de lubrifiant. Le terrain, en tout cas, pourrait s’avérer glissant ».