Pour la PAC, il faut parler de déconstruction européenne
Dans Le Monde Diplomatique de janvier 2009, a été publié un excellent article de Jean-Christophe Kroll et Aurélie Trouvé, enseignants-chercheurs en économie agricole et alimentaire, intitulé « La politique agricole commune vidée de son contenu » (voir www.monde-diplomatique.fr).
Voici la première partie, qui concerne le « bilan de santé » de la PAC.
Il est radicalement différent de celui qui a été fait par les ministres de l’agriculture de l’Union européenne (voir PAC : Commissaire et ministres persistent dans l'erreur libérale - 22 novembre 2008), mais se rapproche du constat dressé par Nicolas-Jean Brehon (voir NJean Brehon critique le bilan de santé d'une PAC qui n'a plus de sens - 25 janvier 2009) et de celui que j’ai présenté sur ce blog (voir Michel Sorin (MRC agriculture, 2006) : la PAC doit être refondée (5) - 9 octobre 2008).
Le « bilan de santé » d'une Politique agricole commune moribonde
Avec près de cinq cent millions de consommateurs potentiels, l’Union européenne constitue le premier marché agricole et alimentaire solvable de la planète. C’est la première zone importatrice et exportatrice de produits agricoles (à égalité avec les Etats-Unis)[1].
Autant dire que rien ne peut se décider à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sans l’approbation de l'Union, qui constitue aujourd’hui un acteur de premier plan dans la dérégulation des échanges européens et internationaux.
C'est ce qu'illustrent les décisions arrêtées par le Conseil des ministres de l'agriculture de l'Union, à l’occasion du « Bilan de santé » de la Politique agricole Commune (PAC), qui annonce une réforme en profondeur en 2013[2].
La déconstruction méthodique de la Politique agricole commune
La PAC a longtemps été la seule politique commune décidée à Bruxelles et financée collectivement sur le budget de l’Union, ce qui explique son poids déterminant dans les dépenses communes (45 % aujourd’hui).
C’est ce qui explique aussi qu’elle ait longtemps été considérée comme un socle de la construction européenne, avant que les libéraux ne la considèrent comme un gaspillage budgétaire et une entrave à la compétitivité économique de l’Union.
Mise en place à la conférence de Stresa (Italie) en 1958, la Politique agricole commune avait pour objectif explicite d’assurer la sécurité alimentaire de la Communauté économique européenne (CEE). Il fallait pour cela stabiliser les prix agricoles à un niveau suffisamment attractif pour inciter les agriculteurs à produire, mais qui restent raisonnables pour les consommateurs.
Ce « soutien des prix » reposait sur un système d'achats publics à prix minimums garantis et la constitution de stocks régulateurs. Ce choix revenait à reconnaître explicitement que la référence aux cours mondiaux n'était pas pertinente pour orienter la production en fonction des besoins à satisfaire, et que l’instabilité des marchés agricoles justifiait une intervention régulatrice des pouvoirs publics[3].
Ont ainsi été mises en place, produit par produit, des organisations communes de marché, visant à assurer la « préférence communautaire », c'est-à-dire la priorité à la production intérieure, grâce à un système de droits de douane prélevés sur les importations. Ces droits étaient ajustés en permanence selon le niveau des cours mondiaux, à l'époque structurellement inférieurs aux prix européens.
Il existait toutefois déjà des brèches dans ce système, par exemple l'entrée sans prélèvements des oléo-protéagineux[4], exception concédée dans le cadre de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) dès les années 60.
Très vite, la PAC se révèle efficace. Grâce à la sécurité des prix, les investissements se développent massivement, les rendements et la productivité du travail explosent, permettant de produire toujours plus, avec toujours moins de main d’œuvre. Les actifs en surnombre viennent ainsi grossir les rangs des travailleurs de l’industrie.
Mais dès les années 70, le dispositif se grippe. L’autosuffisance est dépassée dans les principales productions bénéficiant des organisations communes de marché les plus efficaces comme les céréales et le lait. Les excédents s'accumulent et doivent être dégagés sur le marché mondial moyennant de coûteuses subventions à l’exportation[5].
Simultanément, l’exode agricole se poursuit à un rythme soutenu, alors que l’emploi industriel se raréfie. Enfin, l’intensification et la spécialisation des systèmes de production s’accompagnent d’une pression croissante sur l’environnement.
La crise s’exacerbe dans les années 80 suite à un tassement de la demande internationale et un développement de la production des pays émergents.
Les prix mondiaux s’effondrent et les dépenses communautaires de subventions aux exportations explosent. Le Royaume Uni, qui a rejoint la CEE en 1973, a alors beau jeu de dénoncer les excès de la PAC : Mme Margaret Thatcher trouve de plus en plus d’alliés à l’intérieur et à l’extérieur de la Communauté pour exiger une réforme en profondeur à l’occasion de la négociation commerciale qui s’ouvre au GATT, fin 1986, à Punta del Este.
L’heure est désormais à la dérégulation, pour restaurer le libre jeu des marchés, censé profiter à tous : les consommateurs et les contribuables des pays développés verront les prix alimentaires et les impôts baisser.
Quant aux pays pauvres du Sud, ils pourront s’enrichir en exportant les produits pour lesquels ils disposent d’avantages comparatifs, quitte à importer les denrées alimentaires de base que les pays développés se proposent de leur fournir à bas prix.
A partir de 1992, s'enclenche un processus continu de déconstruction des organisations communes de marché. Seul le lait, qui est soumis depuis 1984 à un régime spécifique de quotas, y échappe jusqu'en 2003. Les quotas laitiers, outils de maîtrise des volumes de production, permettront en effet de réduire de manière spectaculaire les dépenses de soutien et de garantir des prix à la production rémunérateurs[6].
Dans les autres productions, les réformes successives de 1992, 1999 et 2003 visent à rapprocher les prix intérieurs des prix mondiaux et à mettre la PAC en conformité avec l'OMC.
Les prélèvements douaniers variables sont remplacés par des prélèvements fixes, qui sont progressivement réduits dans le cadre de l'ouverture des échanges. En « compensation », les agriculteurs reçoivent des aides directes à l'hectare.
Suite au « découplage » de ces aides en 2003, ils ne sont plus obligés de produire pour les percevoir. Mais ces aides restent liées aux hectares, si bien qu’on continue comme par le passé à subventionner, sur fonds publics, la substitution du capital au travail et la course à l’agrandissement des exploitations au détriment de l’emploi.
[1] Données CNUCED 2008, en valeur et pour l'ensemble des produits agro-alimentaires.
[2] La dernière réforme de la PAC arrêtée en 2003 pour la période 2005-2013 comportait une clause de rendez-vous en 2008 pour procéder à un état des lieux à mi-parcours et aux ajustements éventuels de la réforme. Cette clause a été baptisée “bilan de santé” de la PAC.
[3] Cette instabilité des prix s'explique par une demande alimentaire rigide, une production agricole soumise aux aléas climatiques et surtout les anticipations des producteurs. Lire l'analyse de Jean-Marc Boussard, « Faut-il encore des politiques agricoles ? », Déméter 2001, Economie et stratégies agricoles, Armand Colin, Paris, 2000, pp. 139-204. 1/2
[4] Ces plantes (colza, soja, tournesol, pois,...) sont essentiellement utilisées en Europe pour l'alimentation des animaux.
[5] Ces subventions, appelées aussi restitutions, sont versées aux exportateurs pour couvrir l'écart entre un prix minimum garanti aux producteurs européens et un prix d'écoulement, beaucoup plus bas à l'époque, sur le marché mondial.
[6] Les dépenses allouées à la production laitière représentaient 40% du budget agricole de la CEE au début des années 1980 et 6% dans l'Union européenne en 2005 (Source : Commission européenne).
Cet article est le 113ème paru sur ce blog dans la catégorie AGRICULTURE et PAC.