Plus à perdre qu’à gagner en restant dans l’OTAN
Chargé par le président François Hollande de tirer le bilan du retour de la France dans le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), Hubert Védrine a conclu que revenir sur la décision prise par Nicolas Sarkozy en 2009 « ne donnerait à la France aucun nouveau levier d’influence ». Régis Debray conteste cette analyse dans cette lettre à Hubert Védrine (article publié par Le Monde diplomatique, mars 2013). Extraits.
Voir aussi La France doit quitter l'OTAN, par Régis Debray (Cercle des Volontaires, 27 mars 2013).
La France doit quitter l’OTAN
(…) Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait « normalisation et banalisation » du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininterrompu depuis mai 1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants.
Le système pyramidal serait devenu un forum qui n’engage plus à grand-chose, un champ de manoeuvre où chaque membre a ses chances, pourvu qu’il sache parler fort. Bref, cette OTAN affaiblie ne mériterait plus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, de loin, plus florissante que cela. Considérablement étendue. Douze pays en 1949, vingt-huit en 2013 (avec neuf cent dix millions d’habitants). Le pasteur a doublé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pris en charge les frappes aériennes). Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privée d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau benign neglect des Etats-Unis qui aurait à tes yeux changé la donne. Washington a viré de bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général. D’où des jeux de scène à la Marivaux : X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamourée fixe ses regards vers l’Américain, qui, fasciné, tourne les siens vers l’Asie.
Le Vieux Continent a l’air fin, mais le cocu ne s’en fait pas trop. Il demande seulement quelques égards. Nous, Français, devrions nous satisfaire de quelques postes honorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons (Belgique), de vagues espoirs de contrats pour notre industrie, et de quelques centaines d’officiers dans les bureaux, réunions et raouts à foison.
La relation transatlantique a sa dynamique. Evident est le déclin relatif de la puissance américaine dans le système international, mais le nôtre semble être allé encore plus vite. L’OTAN n’est plus ce qu’elle était en 1966 ? Peut-être, mais la France non plus.
Nos compatriotes broient déjà assez du noir pour leur éviter la cruauté d’un avant/après en termes de puissance, de rayonnement international et d’indépendance d’allure (« indépendance », le leitmotiv d’hier, étant désormais gommé par « démocratie »). Emploi, services publics, armée, industrie, francophonie, indice des traductions, grands projets : les chiffres sont connus, mais passons. En taille et en volume, le rapport reste ce qu’il était : de un à cinq. En termes de tonus et de vitalité, il est devenu de un à dix.
Une nation normalisée et renfrognée
Etats-Unis : une nation convaincue de son exceptionnalité où la bannière étoilée est hissée chaque matin dans les écoles et se promène en pin’s au revers des vestons, et dont le président proclame haut et fort que son seul but est de rétablir le leadership mondial de son pays. « Boosté » par la révolution informatique qui porte ses couleurs et parle sa langue, au coeur, grâce à ses entreprises, du nouvel écosystème numérique, il n’est pas près d’en rabattre. Sans doute, avec ses Latinos et ses Asiatiques, peut-on parler d’un pays posteuropéen dans un monde postoccidental, mais s’il n’est plus seul en piste, avec la moitié des dépenses militaires du monde, il peut garder la tête haute. Et mettre en oeuvre sa nouvelle doctrine : leading from behind (« diriger sans se montrer »).
France : une nation normalisée et renfrognée, dont les beaux frontons - Etat, République, justice, armée, université, école - se sont évidés de l’intérieur comme ces nobles édifices délabrés dont on ne garde que la façade. Où la dérégulation libérale a rongé les bases de la puissance publique qui faisait notre force. Où le président doit dérouler le tapis rouge devant le président-directeur général de Google, acteur privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire d’Etat. Sidérante diminutio capitis. Nous avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais le reste, le régalien…
Le Français de 1963, s’il était de gauche, espérait en des lendemains chanteurs ; et s’il était de droite, il avait quelque raison de se croire le pivot de la construction européenne, avec les maisons de la culture et la bombe thermonucléaire en plus. Celui de 2013 ne croit en rien ni en personne, bat sa coulpe et a peur autant de son voisin que de lui-même. Son avenir l’angoisse, son passé lui fait honte. Morose, le Français moyen ? C’est sa résilience qui devrait étonner. Pas de suicide collectif : un miracle. Garder une capacité propre de réflexion et de prévision ? Indispensable, en effet. Quand notre ministre de la défense vient invoquer, pour expliquer l’intervention au Mali, la « lutte contre le terrorisme international », absurdité qui n’a même plus cours outre-Atlantique, force est de constater un état de phagocytose avancée, quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout « terrorisme » (un mode d’action universel) les salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie conduit à se demander si, à force d’être interopérable, on ne va pas devenir interimbécile.
Le défi que tu lances - agir de l’intérieur - exige et des capacités et une volonté.
1. Pour montrer « exigence, vigilance et influence », il faut des moyens financiers et des think tanks compétitifs. Il faut surtout des esprits originaux, avec d’autres sources d’inspiration et lieux de rencontre que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington ou l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres. Où sont passés les équivalents des maîtres d’oeuvre de la stratégie nucléaire française, les généraux Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre Marie Gallois ou Lucien Poirier ? Ces stratèges indépendants, s’ils existent, ont apparemment du mal à se faire connaître.
2. Il faut une volonté. Elle peut parfois tirer parti de l’insouciance générale, qui n’a pas que des mauvais côtés. Elle a permis à Pierre Mendès France, dès 1954, et à ses successeurs de lancer et de poursuivre en sous-main la fabrication d’une force de frappe nucléaire. Or l’actuelle démocratie d’opinion porte en première ligne, gauche ou droite, des hommes-baromètres plus sensibles que la moyenne aux pressions atmosphériques. On gouverne à la godille, le dernier sondage en boussole et cap sur les cantonales. En découdre dans les sables avec des gueux isolés et dépourvus d’Etat-sanctuaire, avec un bain de foule à la clé, tous nos présidents, après Georges Pompidou, se sont offert une chevauchée fantastique de ce genre (hausse de la cote garantie). Heurter en revanche la première puissance économique, financière, militaire et médiatique du monde reviendrait à prendre le taureau par les cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la maison. La croyance dans le droit et dans la bonté des hommes n’entraîne pas à la virtu, mais débouche régulièrement sur l’obéissance à la loi du plus fort. Le socialiste de 2013 prend l’attache du département d’Etat aussi spontanément qu’en 1936 celui du Foreign Office. Le pli a la vie dure. WikiLeaks nous a appris que, peu après la seconde guerre d’Irak, l’actuel ministre de l’économie et des finances M. Pierre Moscovici, alors chargé des relations internationales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer les représentants de l’OTAN sur les bons sentiments de son parti envers les Etats-Unis, jurant que s’il remportait les élections, il ne se conduirait pas comme un Jacques Chirac. M. Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de l’ambassadeur américain à Paris, le 24 octobre 2005, sa colère contre le discours de M. Dominique de Villepin à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003, en précisant que, lui président, il serait resté silencieux. Demander à l’ex-« gauche américaine » de ruer dans les brancards est un pari hasardeux. Napoléon en 1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sous la mitraille (…).
La « famille occidentale », une mystification
Rentrer dans le rang pour viabiliser une défense européenne, la grande pensée du règne précédent, témoigne d’un curieux penchant pour les cercles carrés. Neuf Européens sur dix ont pour stratégie l’absence de stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un « pilier européen » ou d’un « état-major européen au sein de l’OTAN ». Le seul Etat apte à des accords de défense conséquents avec la France, le Royaume-Uni, conditionne ceux-ci à leur approbation par Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun. L’Alliance atlantique ne supplée pas à la faiblesse de l’Union européenne (sa « politique de sécurité et de défense commune »), elle l’entretient et l’accentue. En attendant Godot, nos jeunes et brillants diplomates filent vers un « service diplomatique européen » richement doté, mais chargé d’une tâche surhumaine : assumer l’action extérieure d’une Union sans positions communes, sans armée, sans ambition et sans idéal. Sous l’égide d’une non-personnalité.
Quant au langage de l’« influence », il fleure bon la IVe République. « Ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent dire qu’ils sont piétaille » (de Gaulle encore, à l’époque). Ils assurent qu’ils ont de l’influence, ou qu’ils en auront demain. Produire des effets sans disposer des causes relève de la pensée magique. Influer veut dire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine ? Je ne sache pas que M. Barack Obama ait jamais consulté nos influentes autorités nationales avant de décider d’un changement de stratégie ou de tactique en Afghanistan, où nous n’avions rien à faire. Il décide, on aménage.
La place du brillant second étant très logiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absence d’un siège permanent au Conseil de sécurité, faisant désormais le troisième, nous serons donc le souffleur n° 4 de notre allié n° 1 (et en Afghanistan, nous fûmes bien, avec notre contingent, le quatrième pays contributeur). Evoquer, dans ces conditions,« une influence de premier plan au sein de l’Alliance » revient à faire cocorico sous la table.
Nous glissions depuis longtemps le long du toit, me diras-tu, et M. Sarkozy n’a fait que parachever un abandon commencé sous ses prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son point d’orgue symbolique avec cette phrase : « Nous rejoignons notre famille occidentale. » Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un champ clos de rivalités ou un système de domination se déguise en famille. Vieille mystification qu’on croyait réservée à la « grande famille des Etats socialistes ». D’où l’intérêt d’en avoir plusieurs, des familles naturelles et des électives, pour compenser l’une par l’autre.
Sentimentalement, j’appartiens à la famille francophone, et me sens autant et plus d’affinités avec un Algérien, un Marocain, un Vietnamien ou un Malgache qu’avec un Albanais, un Danois ou un Turc (tous trois membres de l’OTAN). Culturellement, j’appartiens à la famille latine (Méditerranée et Amérique du Sud). Philosophiquement, à la famille humaine. Pourquoi devrais-je m’enfermer dans une seule ? Pourquoi sortir de la naphtaline la notion chérie de la culture ultraconservatrice (Oswald Spengler, Henri Massis, Maurice Bardèche, les nervis d’Occident, qui ne figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlantique nord de 1949, qui n’apparaît presque jamais sous la plume de de Gaulle et que je ne me souviens pas avoir entendue dans la bouche de Mitterrand ?
En réalité, si l’Occident doit aux yeux du monde s’identifier à l’Empire américain, il récoltera plus de haines que d’amour, et suscitera plus de rejet que de respect. Il revenait à la France d’animer un autre Occident, de lui donner un autre visage que Guantánamo, le drone sur les villages, la peine de mort et l’arrogance. Y renoncer, c’est à fois compromettre l’avenir de ce que l’Occident a de meilleur, et déjuger son propre passé. Bref, nous avons raté la marche (…).
Et si on prend un peu plus de hauteur, toujours derrière Hegel, il se pourrait bien que l’américanisation des modes de vie et de penser (rouleau compresseur qui n’a pas besoin de l’OTAN pour poursuivre sa course) ne soit que l’autre nom d’une marche en avant de l’individu commencée avec l’avènement du christianisme. Et donc une extension du domaine de la douceur, une bonne nouvelle pour les minorités et dissidences de toutes espèces, sexuelles, religieuses, ethniques et culturelles. Une étape de plus dans le processus de civilisation, comme passage du brut au raffiné, de la rareté à l’abondance, du groupe à la personne, qui vaut bien qu’on en rabatte localement sur la gloriole. Ce qui peut nous rester d’une vision épique de l’histoire, ne devrions-nous pas l’enterrer au plus vite si l’on veut vivre heureux au XXIe siècle de notre ère, et non au XIXe ?
Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger, Hanoï, Caracas… Des millions de morts, des déluges de souffrances indicibles, dans quel but, finalement ? Il m’arrive de penser que notre indifférence au destin collectif, le repli sur la sphère privée, notre lente sortie de scène ne sont pas qu’un lâche soulagement mais l’épanouissement de la prophétie de Saint-Just, « le bonheur est une idée neuve en Europe ». En conséquence de quoi il y a plus de sens et de dignité dans des luttes pour la qualité de l’air, l’égalité des droits entre homos et hétéros, la sauvegarde des espaces verts et les recherches sur le cancer que dans de sottes et vaines querelles de tabouret sur un théâtre d’ombres (…).
La réponse de Hubert Védrine sera publiée dans le Monde Diplomatique d’avril 2013.
Cet article est le 25ème paru sur ce blog dans la catégorie Justice Police Défense.