L'entretien avec l'auteur dans Marianne décrit le populisme ordinaire
Dans « La politique à l'envers » (CNRS éditions), le politologue Christian Le Bart* analyse le discrédit dont est victime l'ensemble du système politique. Entretien avec l'auteur réalisé par Kévin Boucaud-Victoire, publié sur le site de Marianne, le 11 septembre 2024. Voir Christian Le Bart : "Emmanuel Macron est parvenu à neutraliser la figure du Premier ministre".
* Christian Le Bart est professeur de science politique à Sciences Po Rennes, membre du laboratoire Arènes-CNRS.
"La Ve République traverse une crise de confiance depuis une décennie. Les institutions, les partis et les professionnels de la vie politique sont tous regardés avec méfiance par les citoyens. Le mouvement des Gilets jaunes, qui refusait toute récupération politique, toute institutionnalisation et même tout porte-parole, en a été le symbole.
Pour faire face à cette nouvelle donne, les candidats à la fonction suprême privilégient de plus en plus les « mouvements » aux partis, se présentent volontiers comme n'appartenant pas à la classe politique, font appel à la « société civile » et se montrent de plus en plus critiques à l'égard d'un système auquel ils appartiennent généralement. Un « populisme ordinaire » brillamment analysé dans "La politique à l'envers" par Christian Le Bart.
"Emmanuel Macron est parvenu à neutraliser la figure du Premier ministre"
Marianne : Selon vous, institutions, partis politiques et représentants font l’objet d’un discrédit majoritaire. Pouvez-vous revenir dessus ?
Christian Le Bart : La critique des politiques ne date pas d’hier ; mais la dénonciation radicale de la classe politique professionnalisée prend aujourd’hui des proportions inédites. Même les élus locaux, traditionnellement davantage appréciés car plus proches et moins professionnalisés, se voient désormais souvent mis en cause, y compris parfois de façon brutale.
La confiance accordée aux institutions politiques est également très abîmée, que ce soient les partis politiques, le gouvernement, le Parlement. Au point qu’il semble aujourd’hui parfaitement rationnel de se présenter aux électeurs en jouant la carte de l’extériorité par rapport au monde politique. C’est un des ressorts du populisme contemporain, de Trump à Zemmour : votez pour moi car je ne suis pas un professionnel de la politique !
La séquence qui va de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron à la nomination de Michel Barnier à Matignon risque-t-elle d’accentuer cette défiance à l’égard de politique ?
Cette séquence sera volontiers lue par ceux qui jouent la carte de l’extériorité comme la preuve de la stérilité des négociations entre formations politiques pour trouver un Premier ministre et pour constituer un gouvernement.
L’exercice peut pourtant apparaître banal en démocratie : les partis discutent et négocient autour d’un programme fédérateur, et c’est cette culture de la discussion et du compromis qui définit la démocratie. Mais à la lumière de la culture présidentialiste de la Ve République, qui n’a longtemps connu que des alternances brutales sanctionnant des oppositions binaires, il sera dénoncé comme petits arrangements entre élus pour l’accès au pouvoir. Négociations en coulisses, alliances secrètes… tous les ingrédients de la « politique politicienne » sont réunis, cela fait le jeu des populistes.
Vous parlez d’un « populisme ordinaire »… De quoi s’agit-il ?
On a l’habitude de relier le populisme aux figures des leaders démagogues malmenant la démocratie une fois élus, les Trump, Berlusconi, Bolsonaro, Orban, etc. Le populisme existe aussi chez nous sous la forme d’une petite musique qui systématise la dénonciation de la classe politique, l’appel au dépassement du clivage droite-gauche, la critique des corps intermédiaires et l’appel à la démocratie directe, sur fond d’hypermédiatisation de quelques figures jouant des émotions et de l’appel au peuple.
Ce populisme était présent chez Emmanuel Macron dès 2017, il se retrouve chez Jean-Luc Mélenchon et au RN, selon des modalités certes différentes mais qui convergent autour d’une rhétorique volontiers dégagiste. Le clivage entre « le peuple » et « la classe politique » est placé au cœur du discours, là où jadis prévalait l’opposition droite-gauche.
Selon vous, le « nouvel esprit du capitalisme » analysé par Ève Chiapello et Luc Boltanski, dans l’ouvrage du même nom, explique la situation actuelle. Pouvez-vous développer ?
Ces auteurs ont brillamment analysé les nouvelles formes prises par le capitalisme, l’accent désormais mis sur l’adaptabilité des individus, leur capacité à innover, tout cela sur fond de dénonciation des institutions jugées trop immobiles, trop lentes. Les mots d’ordre sont l’agilité, la souplesse, la créativité, l’authenticité. Le champ politique n’est pas imperméable à ces évolutions. La critique des institutions incite des leaders comme Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon à s’affranchir des lourdeurs qui définissaient jadis les « partis politiques ». Le parti est désormais jetable, le leader voyage léger sans s’encombrer de procédures institutionnelles plombantes.
Les personnalités politiques n’hésitent plus à s’affranchir des partis, à malmener la solidarité gouvernementale ou la discipline parlementaire, au nom d’une exigence de sincérité qui ringardise la loyauté institutionnelle de jadis. Au regard des grammaires médiatiques contemporaines, la langue de bois institutionnelle apparaît insupportable : on lui préfère la spontanéité, l’authenticité, la fidélité à soi-même. Les personnalités politiques tendent à devenir des célébrités comme les autres quand elles étaient auparavant porte-parole d’entités qu’elles prétendaient incarner : la nation, un parti, une ville...
C’est en ce sens qu’il y a individualisation du champ politique : on y voit s’affronter des personnalités politiques plus ou moins présidentiables, les institutions ne sont plus qu’un décor…
La professionnalisation n’a-t-elle pas créé une classe politique déconnectée des citoyens et de leurs attentes ? Le « non » au référendum de 2005 portant sur le Traité établissant une Constitution pour l'Europe (TCE), pourtant soutenu par les deux grands partis de l’époque, voté à l’Assemblée nationale deux ans plus tard, n’en constitue-t-il pas un exemple ?
Cet épisode n’est effectivement pas à la gloire des gouvernants de l’époque. Il s’apparente à un déni de démocratie et nourrit le procès en déconnexion d’une classe politique peu à l’écoute. Cette critique se trouve par ailleurs renforcée par le constat de la faible représentativité de la classe politique, trop bourgeoise, trop masculine, trop fermée aux minorités…
Au regard de ces vices originels, les tentatives faites par les élus pour se montrer aux côtés des citoyens, « sur le terrain », « à proximité », sur les réseaux sociaux, apparaissent évidemment un peu pathétiques. La tentation est forte de n’y voir que de la communication, autrement dit de l’artifice, ce qui ne fait que renforcer encore un peu plus le discrédit dont ils souffrent.
L’avenir est-il aux entreprises politiques individuelles ? Finalement, un homme qui rencontre un peuple, n’est-ce pas l’essence originelle de la Ve République ?
Cette équation, dans sa brutalité même, a effectivement été voulue par les fondateurs de la Ve République, le général de Gaulle en particulier. Mais l’hyper-présidentialisation n’a fait que se renforcer depuis.
Le Premier ministre est, sauf situation de cohabitation, rabaissé au rôle de collaborateur ; la figure présidentielle connaît une peopolisation qui évoque les monarchies les plus archaïques, l’élu étant omniprésent dans les médias et jouant de tous les registres en même temps (vie privée et vie publique, premier et second corps…) ; et surtout, la vie politique ne tourne plus qu’autour de l’élection présidentielle, incitant les présidentiables à s’affranchir des partis et à créer leur propre organisation, celle-ci n’étant plus guère que machine à financer et gagner l’élection.
L’expérience Macron est décisive de ce point de vue, puisque celui-ci est parvenu, en 2017, un peu comme avant lui Nicolas Sarkozy en 2007, à neutraliser la figure du Premier ministre, à s’affranchir de la surveillance du parti présidentiel, et à se libérer des contraintes de rôles trop protocolaires et trop rigides. Le résultat, c’est une vie politique qui tourne tout entière autour de la figure présidentielle et de l’échéance du même nom".
La politique à l'envers. Essai sur le déclin et l'autonomie du champ politique, de Christian Le Bart, CNRS éditions, 280 p., 23 €.
Cet article est le 3356 ème sur le blog MRC 53 - le 87ème catégorie République Parlement
Article paru le 11 septembre 2024 sur http://mrc53.over-blog.com